08 JANVIER 2024

À visage découvert - Entretien avec Antoine Vitkine

Antoine Vitkine, auteur de cette série documentaire, explique comment, sans être un spécialiste des triades, il a pu rencontrer certains de leurs membres, dont un “parrain des parrains” taïwanais.

Pourquoi vous être lancé dans une enquête a priori si difficile ?

Antoine Vitkine : Malgré leur poids considérable au sein du crime organisé mondial, les triades restent méconnues, du moins en Occident. Ça m’a intrigué et donné envie de me lancer dans ce projet un peu fou. Je n’éprouve aucune fascination pour les mafias, mais la question du pouvoir, de la violence politique me passionne. Je vois ces organisations comme une métaphore de la dictature plus encore que de l’ultralibéralisme. C’est d’ailleurs pourquoi elles ont tendance à se lier avec les régimes autoritaires, contre les démocraties qui leur portent de rudes coups. Je n’aurais pas pu faire seul ce long travail, d’abord parce que je ne parle pas chinois. Les principales sources d’information, en dehors de rares travaux de recherche, étaient les articles de presse et un large réservoir d’images, notamment sur le Net, qu’il a fallu déchiffrer, au départ à l’aveugle. À Taïwan, Hongkong et Macao, où sont basées les quatre grandes triades au centre du documentaire, des journalistes locaux m’ont aidé, de tractations en longs rendez-vous, à réunir des acteurs directs de cette histoire.

Comment expliquer que des membres d’organisations reconnues comme criminelles aient témoigné sans se cacher ?

Antoine Vitkine : En dépit de leurs activités illégales, les triades revendiquent une légitimité à la fois historique et religieuse, héritée d’un vieil ancrage dans le monde chinois. Sun Yat-sen lui-même, premier président de la République en 1912, était membre d’une triade. Cela traduit une porosité peut-être plus grande qu’ailleurs entre ces mafias et la société. L’affiliation au groupe constitue donc un gage de puissance et de réussite, voire de respectabilité. Cela a facilité les rapports. C’est d’ailleurs dans un temple que j’ai rencontré le “Tyran de fer”, “parrain des parrains” de ce qui est peut-être aujourd’hui la triade la plus influente au monde. C’est la première fois qu’il parlait à un journaliste et je pense que non seulement le fait que je vienne de France a dû l’intriguer, mais aussi qu’il éprouvait le désir, comme l’ont toutes les mafias, de montrer sa puissance au monde extérieur. À Taïwan, l’appartenance à une triade n’a jamais été interdite, peut-être parce que ces sociétés secrètes ont longtemps eu partie liée avec la république anticommuniste. Au contraire de Hongkong et Macao, les deux territoires rétrocédés en 1997 et 1999 par les anciens colonisateurs britannique et portugais à la République populaire de Chine, où c’est une infraction. Je n’ai donc pu y rencontrer que des subalternes retirés des affaires. Mes longues négociations avec un personnage clé surnommé “Dent cassée” n’ont pas abouti.

Vous êtes-vous parfois senti menacé ?

Antoine Vitkine : Sous pression parfois, menacé jamais. Même si elles travaillent, par exemple, avec les cartels mexicains, les triades n’exercent pas le même degré de violence. Le pacte implicite avec mes interlocuteurs était que leurs propos ne les exposent pas à des poursuites judiciaires. S’ils évoquent des actes criminels précis, c’est parce que ceux-ci ont fait l’objet d’une condamnation. Je leur ai également signifié que je connaissais et prenais au sérieux leur histoire, et ne voulais pas leur faire perdre la face. C’était le meilleur moyen de les approcher, car dans cet univers où la trahison est punie de mort, et où l’extrême hiérarchisation comme l’ancrage religieux scellent la loyauté envers le groupe, les “repentis” sont rarissimes. L’un d’eux, Holger Chen, qui est aussi un personnage public à Taipei, témoigne cependant.

Entre ce “pacte” et la force des archives, puisées en partie dans le cinéma, n’avez-vous pas craint de magnifier ces mafias malgré vous ?

Antoine Vitkine : La mythologie que se sont fabriquée les triades, toutes-puissantes à une époque dans le cinéma hongkongais, constitue pour elles un outil essentiel de soft power. Parce que fiction et document se répondent parfois de façon troublante, la nature des archives est toujours spécifiée. Le pouvoir d’attraction des images, comme les parcours hauts en couleur des protagonistes font partie du monde que je décris. Mais j’ai fait très attention d’en contrebalancer l’aspect spectaculaire ou romanesque par la précision de l’information, afin d’exposer une réalité qui n’a rien de glorieux : une recherche du profit par tous les moyens, qui a fait des triades les supplétives de la dictature depuis près d’un siècle.

Propos recueillis par Irène Berelowitch