28 FÉVRIER 2011

Abdellatif Kechiche : " Une forme proche du conte arabe, dans le plaisir de raconter..."

"Pas un film à thèse... " explique l'auteur de L'Esquive et La Graine et le mulet à propos de son premier long-métrage. Plutôt un film où se multiplieraient les pistes de lecture...

Comment vous est venu le désir de faire ce film ?

J'avais avant tout et depuis longtemps, un désir de cinéma. Lorsque j'ai com- mencé à l'envisager plus sérieusement, j'ai lancé plusieurs projets, et c'est celui-ci qui a retenu l'attention. Je ne sais si c'est parce qu'on attend des cinéastes issus de l'immigration, comme moi, une prise de position sur ce sujet, ou si c'est parce que le moment où je l'ai présenté, coïncidait avec le mouvement des cinéastes contre les lois Debré ; quoi qu'il en soit, le scénario semblait venir à propos, et mon désir de faire ce film-là plutôt qu'un autre s'est donc trouvé renforcé par la possibilité concrète de pouvoir le faire, mais aussi en réaction à tout ce qui se disait ou se faisait sur les “clandestins” les “sans papiers”, et les “exclus” en général.

Je trouvais qu'on avait trop tendance à limiter leur identité à leur condition, et, par des représentations en masse, ou dans des situations extrêmes, à les déshumaniser. On présente les clandestins comme un fléau, alors qu'il s'agit d'êtres humains, qui aspirent à une vie meilleure, ce qui est sain. Je m'étais dit que si l'on parvenait à s'attacher à un visage, à le voir simplement rire, pleurer, se lier d'amitié, aimer etc… on pourrait peut-être en venir à penser les choses un peu différemment…

Avez-vous enquêté sur la manière dont vivent les SDF ?

J'ai été dans des foyers, des associa- tions. Il suffit aussi d'observer autour de soi, car dans nos villes, on est toujours confronté aux gens qui vivent dans la précarité. On n'a pas de mal à rencontrer quelqu'un qui accepte de s'asseoir pour vous raconter son parcours. Je tenais aussi à ce que des personnes du foyer Emmaüs, où nous avons tourné, participent au film et l'imprègnent de leur vécu, mais je regrette que cela n'ait pu se faire sans une forme de discrimination…

Ce qui m'a frappé dans les foyers, c'est que ces lieux qui, au départ, devaient être destinés à gérer des situations précaires provisoires, sont finalement devenus de véritables institutions où les gens ont leurs habitudes. Tout se passe comme si tout le monde s'était fait à la situation : on prépare des fêtes… on organise des jeux…

Je trouve très émouvant de voir des gens qui n'ont plus de familles, plus de maison etc. s'adonner à des passe- temps aussi futiles que les concours et les jeux qu'on a imaginés pour eux. J'ai aussi beaucoup fréquenté le “Cœur du Dragon”, le squat investi par le DAL, rue du Dragon. D'ailleurs le scénario de départ était beaucoup plus ancré dans ces événements, et c'était là-bas que j'envisageais de tourner, mais ça n'a pas été possible. Finalement, j'ai surtout conservé ce qui échappait au contexte. Je ne voulais surtout pas faire un film qui ressemble à une thèse, ou à une enquête qui recense les faits pour les faire correspondre à des idées.

Votre récit refuse d’ailleurs toute forme de démonstration…

Je ne voulais pas tomber dans les pièges d'un “film à idées”, qui dessert souvent les idées qu'il est censé défendre. Une lecture politique est bien sûr possible, mais elle ne fait pas le film. Je voulais vraiment ménager plusieurs niveaux de lecture, et que le film reste ouvert aux interprétations, dans une forme proche du conte arabe, qui illustre avant tout un certain plaisir de raconter.

En refusant de faire de vos personnages des figures politiques, vous évitez ainsi tout misérabilisme…

C'était un parti pris depuis le départ : je ne voulais pas que l'on s'apitoie sur le sort de Jallel, Lucie et Frank. Je voulais susciter une sympathie, une compréhension, en privilégiant une représentation plus ordinaire, pour briser justement cet écran que crée le discours politique, et faire que l'on se sente proche d'eux. Jallel est un homme , il va à la rencontre de ses semblables, comme il est naturel de le faire. Il crée des liens avec les autres, ce qui est une liberté inaliénable.

On ne peut empêcher les gens de circuler librement et de se rencontrer. D'ailleurs les problèmes qui sont liés à l'illégalité de sa présence en France ne sont pas mis en avant. Je voulais presque qu'on les oublie..."