28 FÉVRIER 2011

Amos Gitai : "Tous les films ne doivent pas s'appuyer sur la colère..."

Parler de politique sans en parler, faire bouger les choses en partant des petits détails : c'est le projet du réalisateur israélien dans "Free Zone".

La free zone existe-t-elle vraiment ?Oui. Il existe un endroit, à l'Est de la Jordanie, qui est une zone franche sans douanes ni taxes. Les gens des pays voisins comme l'Irak, l'Egypte, la Syrie et Israel s'y rendent pour vendre et acheter des voitures. Ce qui m'intéresse, ce sont ces poches de liberté où des gens d'origines et de pays différents peuvent se fréquenter et trouver des choses à faire ensemble. C'est cela qui me fascine : observer la façon dont les gens de la région entrent en contact les uns avec les autres par le biais d'activités quotidiennes, et pas seulement à travers des gestes politiques. Les hommes politiques n'ont pas cessé de nous décevoir. Il faut maintenant partir des petits détails, c'est peut-être grâce à eux que nous pourrons changer les choses. Acheter une voiture, la réparer, partager un repas, se raconter une histoire… Les zones de liberté où ce genre de gestes peuvent se produire m'intéressent.La paix existe dans la free zone ?Oui. Une paix totale. On peut même voir des Saoudiens ou des Syriens acheter des bus israéliens. En principe, ces pays n'ont pas de relations diplomatiques car ils sont officiellement en guerre. Mais dans la free zone, grâce au commerce, les gens ont une attitude pragmatique, moins chargée de nationalisme. C'est peut-être ce qui nous permettra de sortir de la situation actuelle. Tous les moyens de créer des points de rencontre m'intéressent. Il y a des gens qui ouvrent leurs frontières pour coopérer et mener des projets en commun dans un but économique.La question des frontières joue un rôle important dans le film...Les frontières sont un vrai problème au Proche Orient. Frontières concrètes, frontières politiques, qui entraînent toujours des barrières mentales. Ce sujet m'intéresse énormément. Qui ou quoi franchit ces frontières ? Et comment ? Mon film précédent, Terre Promise, traitait du trafic de femmes à la frontière entre l'Egypte et Israël. Dans Free Zone, il s'agit de faire passer une voiture par la frontière entre Israël et la Jordanie.Trois femmes : une Américaine, une Israélienne, une Palestinienne. Comment décririez-vous ces personnages ?Hanna, l'Israélienne, est une femme forte, pleine de charisme, pragmatique. Un peu rentre-dedans, mais malgré tout charmante. Et tout cela en même temps, comme le sont souvent les Israéliens, de façon générale. C'est comme cela que je nous vois. Autoritaires, mais sincères. Pas toujours respectueux des autres, mais rafraîchissants dans un sens. C'est ce qui me plaît et me déplaît chez les Israéliens. Je suppose que c'est aussi mon portrait. Je suis comme les miens… Je me donne ce droit d'être plus critique à l'égard des miens que des autres. Leila (Hiam Abbass), la Palestinienne, est plus réservée, plus respectueuse de l'espace personnel des autres.L'attitude informelle et spontanée de Hanna la choque. Rebecca est une jeune Américaine qui tente de comprendre le monde, de connaître son identité. Son père est israélien et sa mère n'est pas juive. Selon la loi juive, elle n'est pas juive. Mais elle-même, elle se sent juive, voire israélienne.Vous avez écrit le rôle de Rebecca pour Natalie Portman ?Le scénario est passé par une série de transformations. Dans la première version, il y avait deux hommes et une femme. Et puis j'ai décidé que ce serait trois femmes. Quand Natalie Portman a accepté de participer à ce projet, nous avons discuté et j'ai eu envie d'inclure des éléments de sa biographie personnelle dans l'histoire. Je pensais qu'il pouvait être intéressant d'avoir son regard extérieur, son point de vue sur ce qu'elle voit, sa façon de le comprendre et de l'interpréter. A la différence de son personnage, le père et la mère de Natalie sont juifs. Mais il me semble qu'elle cherche, comme son personnage, à comprendre le monde dans lequel elle vit. Je crois que pour elle, le cinéma est une façon d'explorer et de comprendre le monde. Et c'est ce que j'essaie de faire moi aussi.Dans le même ordre d'idées, vous utilisez l'histoire des lieux dans lesquels vous avez tournés…Parfois, j'aime beaucoup cette idée que les lieux de tournage puissent avoir un écho dans le récit lui-même. L'oasis de Free Zone est en fait un endroit où un Palestinien, Mussa Alami, avait fondé une ferme pour les orphelins palestiniens après 1948. Je me souviens que j'avais lu des choses là-dessus quand j'avais 16 ou 17 ans. Par deux fois, cette ferme a failli être brûlée, une fois par les Palestiniens, l'autre par les Israéliens. C'est une histoire vraie dont je me sers pour enrichir l'histoire du film.Quand Leila, Rebecca et Hanna arrivent à l'oasis, la ferme est en train de brûler. A partir de là, qu'est-ce qui change pour les trois femmes ?Leila est une femme moderne. Elle ne veut pas entrer en conflit avec sa société, elle veut être libre et indépendante. C'est exactement ce que refuse le fils de son mari. A partir de ce moment-là, les relations entre les trois personnages féminins évoluent. Cette relation qui était au départ strictement pragmatique et basée sur des besoins réciproques devient une relation de solidarité sur le plan humain. Hanna accepte d'aider Leila à passer la frontière pour se rendre en Israël.             Donc au lieu de montrer la beauté du site archéologique de Jarash, vous avez préféré tourner dans une simple station service la scène où Rebecca noue un lien amical avec le pompiste...C'est la modernité qui m'intéresse. Je veux montrer l'existence des Israéliens, des Jordaniens et des Palestiniens aujourd'hui. Je crois que les relations s'établissent dans le contexte de la modernité. Dans le contexte du passé, chacun reste campé sur des attitudes nationalistes ou des vestiges nationaux. La modernité a de bons et de mauvais côtés. Les temples ont été détruits, mais on peut créer à la place un tissu commun, une façon de communiquer ensemble. Je n'avais pas envie de montrer l'exotisme de la Jordanie, les chameaux de Petra et les couchers de soleil. De la Jordanie, je voulais montrer la vitalité, la pulsation vitale, à travers le trafic sur les autoroutes, l'animation dans les rues de Amman. Pour moi, cette modernité-là est le matériau qui relie ces endroits.Free Zone est un film qui semble plus apaisé que vos films précédents...Je m'attache de plus en plus à l'humanité de mes personnages, à la façon d'exprimer leur complexité et leurs contradictions. Les personnages que je montre sont accessibles. Ils ont chacun leurs propres problèmes, leur propre rythme, une capacité à éprouver de la colère, un désaccord, de l'amour, de l'affection. Je dirais que chacun des personnages est aimé par le film. Ce qui est une façon de comprendre la notion de relativité. Si l'on arrive à poser cette notion de relativité, cela adoucit les personnages. Tous les films ne doivent pas s'appuyer sur la colère.Etes-vous optimiste en ce qui concerne la possibilité de la paix au Proche Orient ?Cinquante ans après avoir mis tout le continent à feu et à sang et avoir tué des dizaines de millions de gens, les Européens ont fini par comprendre qu'ils avaient le droit d'avoir des conflits, mais qu'ils n'étaient pas obligés de tuer pour cela. Toutes proportions gardées, nous, ceux du proche Orient, nous n'avons pas tué autant de monde et nous n'avons pas commis les choses abominables qui se sont produites en Europe. Mais il est plus que temps que nous comprenions que nous avons parfaitement le droit d'être en désaccord et même d'avoir des conflits sans pour autant entrer en guerre à chaque fois. Nous ne sommes pas obligés de créer une société uniformisée, un Proche Orient uniformisé. Nous pouvons conserver nos différences de cultures, nos langues. Nous pouvonscontinuer à être en désaccord. Même s'il y a la paix, il y aura des conflits. Mais c'est cela la maturité : être en désaccord sans avoir recours à la force. Cela vaut pour les relations personnelles et pour les nations.Pourquoi avez-vous décidé de ne prendre que des femmes comme personnages principaux ?Les généraux, les militaires, ce sont des hommes. Ce sont eux les chefs d'Etat, à l'exception de Golda Meïr. On peut voir le résultat : la région est constamment en guerre. Ce serait peut-être intéressant que les femmes prennent le pouvoir. Le conflit serait peut-être plus terre à terre, la vision plus humaniste. En même temps, je ne veux pas idéaliser trop les femmes. Il y a des femmes capables de tuer. Je considère que je ne suis ni raciste ni sexiste, et je pense que nous avons tous en nous la capacité à être angéliques ou monstrueux. Mais aujourd'hui, dans la mesure où les femmes doivent encore faire face à des attitudes sexistes, elles sont desagents du changement. Et cela n'a rien à voir avec la composition de leur ADN. C'est à cause de leur place dans la société. Elles n'ont pas pu, jusqu'à présent, bénéficier du maximum de liberté. Peut-être que le fait de ne pas toujours être dans une situation de pouvoir leur donne un regard critique intéressant sur la situation. Les femmes peuvent être les agents du changement, mais il faut qu'elles l'assument. Cela n'ira pas de soi.La voiture est le quatrième personnage principal du film...Elle définit un territoire limité. Quand les trois femmes, ou bien les deux, sont dans la voiture, elles ne peuvent pas rester distantes. La voiture impose une proximité qui les oblige à entrer en contact. A se parler. Et même si elles ne le font pas, c'est aussi une façon de communiquer. Je crois que ce voyage en voiture est à la fois bien réel et métaphorique.