28 FÉVRIER 2011

Anne Villacèque: "Faire surgir le romanesque là où on l'attend le moins..."

La réalisatrice ne voulait pas que son premier long-métrage soit une auto-fiction déguisée ni qu'il soit dépourvu d'enjeux personnels. Au-delà du récit, le thème de "Petite chérie" pose la question : "Comment peut-on encore avoir un désir d'absolu dans un univers où tout manque si manifestement de spiritualité ?" Explications de la réalisatrice.

"A l'origine du projet, il y a cet homme que j'ai croisé un jour dans une agence bancaire. Il était raide et digne dans un imperméable beige. Il a demandé vingt francs à l'employée interloquée, légèrement méprisante, et il est parti. Sa raideur avait quelque chose de déchirant. Je me suis demandée ce qu'il ferait, avec ses vingt francs, quelle était la suite de l'histoire. C'était forcément l'histoire d'un homme qui n'avait pas vraiment sa place dans la société. Le scénario est né de ça : de l'envie de montrer des gens qui ne trouvent pas leur place, et dont la vie ne correspond pas aux modèles de vie heureuse qu'on leur propose à la télé ou ailleurs. Ils ont beau essayer de coller aux modèles, ça ne fonctionne pas, ça ne peut pas fonctionner...Ensuite, je suis tombée sur un fait divers, un simple entrefilet dans le journal, l'histoire d'une fille qui avait tué ses parents par amour pour un homme. Ces quelques lignes m'ont fourni la trame principale du scénario. D'une certaine manière, je voulais me garantir contre mes propres obsessions, être sûre que je parlerai d'une certaine réalité, même si je ne cherche pas à tout prix à être réaliste. Je suis très impressionnée par la rigueur de réalisateurs comme Aki Kaurismaki ou Atom Egoyan, et par leur capacité de suggérer une grande gamme d'émotions avec des partis pris très simples de mise en scène. Même si mon projet est bien très différent, j'ai été beaucoup nourrie et encouragée dans mon travail par la vision de films comme Au loin s'en vont les nuages, La Fille aux allumettes ou Family viewing. Je me sens très proche de ce type de sensibilité là qui, en mélangeant les genres, permet de sortir d'une alternative entre un réalisme quasi-documentaire et un cinéma d'évasion, plus spectaculaire, ou plus "fabriqué".   Ainsi, nous avons écrit à deux une histoire tout à la fois rose et noire, âpre et sucrée, où la violence n'est incompatible, ni avec un certain humour, ni avec une dimension romanesque.

La pâleur de Sibylle et son attirance pour le rouge et pour tout ce qui a de l'éclat ; les cheveux d'Edwige, en perpétuelle métamorphose ; Victor voué au bleu, couleur de la vierge Marie. Et puis aussi d'autres couleurs, que l'on devine, des couleurs violentes, presque criardes, dans des alternances de jours blafards et de nuits éclairées aux néons.  Une question importante pour moi est celle de la bonne distance par rapport aux personnages. Aucun point de vue n'est véritablement privilégié dans l'histoire. Même Sibylle, qui est le personnage le plus présent et le seul pour lequel une voix off est indiquée, ne constitue pas un fil conducteur unique. On peut aussi bien la quitter pour suivre un moment une vieille dame qui va faire ses courses. La caméra se tiendra donc d'une certaine manière à égale distance de tous les personnages,  sans effets "subjectifs". Les plans seront le plus simple possible, avec un découpage minimaliste. Peu de champs-contre-champs, peu de mouvements complexes de caméra, peu de raccords astucieux. Mais la volonté de faire plutôt des plans-séquences, où plusieurs personnages seraient présents en même temps dans le champ. Le scénario exige, je crois, une grande lisibilité. Une partie importante de l'histoire se déroule à huis clos, dans le cadre d'un pavillon de banlieue où les quatre personnages principaux se croisent, se frôlent et s'observent. Il faut donner une impression d'exiguïté et d'étouffement, sans être collés aux comédiens, et sans être contraints de travailler avec des focales courtes. C'est pourquoi j'ai pensé filmer ces séquences là en studio.

Mettre en valeur les non-dits et les silences. C'est leur musicalité qui m'intéresse : Victor criant, Sibylle inaudible et presque autiste. Il y a surtout des indications d'ambiance qui sont aussi importantes que les dialogues. Si, le plus souvent, les personnages principaux ne se disent pas grand-chose, ils vivent dans un monde bavard, un monde où la télé est souvent allumée, où il y a des annonces et de la musique dans les supermarchés. Il s'agit alors de créer une impression de vacuité de la parole.

De façon générale, le film met en relief tous les micro-évènements du quotidien : les regards, les gestes, et ce qu'on se dit tous les jours sans y penser. En même temps, j'ai voulu qu'il arrive quelque chose d'extra-ordinaire dans cet univers ordinaire, un véritable évènement. C'est cela qu'incarne Victor, même s'il n'est en définitive qu'une illusion, un personnage qui gesticule sans cesse et disparaît à la fin. Mieux vaut peut-être une illusion d'amour que pas d'amour du tout. Il y a une certaine froideur dans la description des personnages, mais, je l'espère, jamais aucun mépris. Je n'essaye pas de les comprendre tout à fait ni de les expliquer. Ils gardent pour eux leurs rêves et leurs regrets. J'aimerais également donner une épaisseur aux personnages secondaires, et même aux simples silhouettes du film : en sorte qu'il n'y aurait pas le SDF, le dragueur, la vieille dame etc. comme autant de types sociaux immédiatement identifiables. Aucun personnage n'est jamais là pour nous expliquer l'histoire, ni pour renvoyer à telle ou telle vision de la société. Au point même que leurs interventions pourront apparaître comme des détours "inessentiels" par rapport à l'intrigue centrale - la vraie-fausse histoire d'amour entre Sibylle et Victor.

Le choix des comédiens me paraît à présent l'étape la plus importante de mon travail à venir. Le scénario a été écrit sans idée préconçue sur ceux qui pourraient l'incarner, à part pour certains rôles secondaires. Il est clair que le personnage de Sybille s'éloigne de toute image glamour de la femme. En même temps, c'est un personnage changeant, qui connaît des métamorphoses au cours de l'histoire. Victor est le plus naturellement séduisant des quatre personnages principaux. Il dégage une sensualité particulière, un peu féminine, que souligne son goût pour les chaînettes d'or.

J'essaye en définitive de faire un premier film qui ne soit ni une autobiographie déguisée, ni une œuvre dépourvue d'enjeux personnels. Mon travail documentaire m'a permis ces dernières années de préciser ce que j'avais envie de dire sur la société française, et comment j'avais envie de le dire. Après un film plutôt tendre et léger sur les amours d'une adolescente que j'ai suivie pendant trois ans, en la filmant avec trois garçons différents, je voudrais montrer maintenant des réalités plus graves et dérangeantes. Avec Petite chérie, c'est donc de cela que je voudrais parler : de l'homme aux vingts francs, mais aussi par exemple des solitaires du jardin public, Bruno et le Cow Boy, qui sont des personnages qui me touchent vraiment. Mon but est de faire surgir le romanesque là où on l'attend le moins. Et c'est aussi le thème central du film : comment peut-on encore avoir un désir d'absolu dans un univers où tout manque si manifestement de spiritualité, où l'intimité est bradée dans les reality shows, où les gens se divisent entre ceux qui sont vus partout et ceux qui restent invisibles quoi qu'ils fassent ?"

Anne Villacèque