28 FÉVRIER 2011

Brigitte Sy : "Tout en prison concourt à «cadrer»"

Film autobiographique, Les Mains libres s'inspire de l'expérience de Brigitte Sy en milieu carcéral et du travail qu'elle a effectué des années durant auprès de détenus. La comédienne et réalisatrice évoque la prison comme un lieu de réflexion sur l'espace et le temps, un cadre propice à une réflexion sur le cinéma...

Le scénario

Les Mains libres est un scénario qui réunit un homme et une femme au sein d’une même prison. C’est l’histoire d’un amour et du tournage d’un film dans le lieu le plus improbable qui soit pour l’une et l’autre chose. C’est aussi un scénario qui cherche à restituer mon expérience d’écriture avec des détenus, l’émergence de leur parole et leur confrontation au cinéma. Les entretiens contenus dans le scénario sont réels. La condition de détenu ne rend évidemment pas ce qu’il dit plus intéressant mais sa parole parce qu’elle représente un combat au moment où elle se formule retenait toute mon attention… « Ma pensée est indissociable de mon corps, ainsi mon imagination est enfermée avec mon corps » m’a écrit un jour un détenu.

Le thème de la prison au cinéma

Le thème de la prison a souvent été abordé au cinéma, c’est un sujet cinématographique en ce qu’il s’attache à un monde clos, un condensé d’humanité en quelque sorte. Notre imaginaire est souvent court-circuité par le spectaculaire des films à l’américaine. Mon ambition était de redonner une certaine dignité à la qualité des relations entre personnes évoluant dans cet environnement hostile.

Mise en abîme

J’aime le principe de la mise en abîme - qui consiste à incruster une image en elle même - et son utilisation dans les oeuvres artistiques. Cela dit Les Mains libres n’est en aucun cas un film autoréflexif, un film dans le film. C’est un film sur un projet de film qui ne s’achèvera pas. Le cadre de la prison est en soi une métaphore du cadre tout court. On dit « le cadre carcéral ». Absolument tout en prison concourt à « cadrer », à contenir dans le temps et dans l’espace les hommes et femmes assignés à résidence. J’ai cherché à dessiner le cadre cinématographique à l’intérieur du cadre carcéral, à jouer avec l’oeilleton de la caméra qui fait lui-même écho à l’oeilleton de la porte des cellules. Car le monde de la prison, c’est avant tout le monde du corps observé, du soupçon… de la dénonciation possible. Ici, elle va nuire à l’histoire d’amour de Barbara et Michel. Barbara considère que la mise en abîme est l’un des moyens de représenter la prison. Sa décision d’épouser Michel au coeur de la prison dont elle a été exclue est indissociable de ses choix esthétiques en matière de réalisation. Elle fait un film en prison, tombe amoureuse d’un détenu, intègre cette histoire d’amour dans son scénario, épouse Michel en prison… La dimension romantique que représente ce dernier événement pour Barbara est à son tour indissociable de son regard artistique.

La prison, lieu irreprésentable

L’expérience carcérale est interne et abstraite. Les représentations convenues de la prison, les bruits, les claquements de porte, la violence faite aux détenus, les hurlements, non seulement ne pourront jamais rendre compte de cette perte d’identité mais sont précisément ce dont les détenus ont le moins à se plaindre. Le temps carcéral est un temps immobile. Dès qu’un détenu y entre, tout est mis en oeuvre pour qu’il abandonne l’autre temps et entre dans un temps nouveau, appartenant à la prison et uniquement à la prison.

L’importance des mots

L’importance d’une parole reconnue ou niée, de tous les subterfuges dont dispose le prisonnier pour la faire sortir du cadre de la cellule - les lettres, les messages enregistrés, les secrets échangés à voix basse - est utilisée par les prisonniers dans la vie et, bien entendu, dans le film. Du point de vue de Barbara, seule compte la reprise de parole par les détenus et la remise en route de leur propre pensée, adressée à l’autre (lui parler, dire une chose essentielle pour soi). C’est l’unique manière d’entrer à l’intérieur du monde carcéral et de le représenter. La réalisation d’un projet artistique avec les détenus rend possible et indispensable cette (re)prise de parole. Etre comédien, pour un professionnel ou un amateur est un formidable retour sur soi. Si ce retour sur soi est utile dans la vie, en prison, il l’est bien davantage.

Amour et amitié

Mon film est avant tout un film d’amour et d’amitié, en cela il n’est pas désespéré : c’est par amour que Barbara décide de faire ce qu’elle ne doit pas faire et par amitié pour Barbara que Rita accepte de la couvrir. Barbara et Michel se seraient-ils aimés sans le projet de film ? C’est le désir de l’un de filmer l’autre qui fait naître le désir tout court. Auraient-ils pu passer à côté l’un de l’autre, à l’extérieur de la prison ? La réalisation du film dans la prison induit nécessairement un trafic de sentiments et j’aimerais que la question reste en suspens.

Le casting, les personnages

Les personnages des Mains libres existent tous dans la vie. Certains d’entre eux ont fait ou font encore partie de ma vie. Il fallait que quelque chose des comédiens s’approche d’une manière ou d’une autre de leur personnalité. Parfois c’était un petit quelque chose, parfois une seule chose… Le plus délicat dans ce casting a été de rencontrer la comédienne qui allait incarner Barbara, c’est à dire : moi.

Ronit Elkabetz

« Si je n’avais pas été moi, j’aurais voulu être toi » c’est la première phrase de la lettre que je lui ai écrite… ça voulait tout et rien dire à la fois. Ronit s’est littéralement imposée à mon coeur la première fois que je l’ai vue sur un écran de cinéma dans le film de Keren Yedaya, Mon trésor. Je savais que ce ne pouvait être qu’elle. Sa présence, son visage, son corps, la force de caractère qu’elle imprime ont effacé tout autre possibilité de casting. C’était comme un ordre venu de je ne sais où, je devais la filmer, je voulais la filmer, je voulais son regard, sa voix, son accent et sans savoir pourquoi je trouvais de bon augure qu’elle soit étrangère, comme une distance établie d’emblée par son accent et sa culture, indispensable pour la diriger.

Carlo Brandt

Je le connaissais surtout comme acteur de théâtre. Je savais donc quel immense acteur de théâtre il est. C’est en le regardant dans le film de Siegrid Alnoy, Elle est des nôtres, que j’ai senti la force de son charisme, cette sorte de calme explosif qu’il possède en commun avec Michel. Je ne savais pas pourquoi mais je sentais que ce couple « marcherait »… Je trouvais indispensable que le spectateur tombe amoureux de Carlo en même temps que Barbara. Comme première spectatrice de Carlo, j’ai pensé que, oui, dans la vie j’aurais pu tomber amoureuse de lui.

Noémie Lvovsky

Il fallait que le personnage de Rita ait la force de mon amie d’enfance, le personnage qu’elle incarne. Elle est le Jiminy Crickett de Barbara. Sa conscience sage, drôle et bienveillante. Noémie a la force d’un corps tendu vers le cinéma, d’une âme qui respire par le cinéma. On dit « action » mais Noémie est déjà depuis longtemps en train de jouer. Je la regarde et, chose absolument délicieuse, je me sens libre. Sa présence et son regard bienveillants ont été salutaires pour moi a bien des moments.

François Negret

Il était vital, pour moi, de ne pas passer à côté du personnage de Serguei. J’avais vu jouer François dans le film de Jean-Claude Brisseau De bruit et de fureur et il a marqué mon esprit, pour toujours. Je n’ai rencontré qu’un seul comédien pour jouer Serguei : lui. Là encore cela échappe à la compréhension. Ce sont les certitudes de sa voix, de son visage, de la manière qu’il a de bouger son corps. François est un être silencieux dont la voix, lorsqu’elle sonne, nous descend le long de la colonne vertébrale et dont le regard, quand il s’arrête sur nous, nous fixe pour une éternelle petite durée.

Alain Ollivier et Dominique Frot

Pour incarner ces personnages qui représentent l’institution il me fallait choisir des comédiens dont le jeu n’est pas rodé au cinéma. J’avais besoin de ce très léger décalage qui nous emporte loin des représentations stéréotypées. Alain et Dominique ont une science du silence. Le trouble du directeur nous parvient et la juge nous laisse percevoir le frémissement de quelqu’un qui a le pouvoir de nous conduire en prison. Les hommes qui formaient le groupe que je dirigeais à la Maison centrale où je travaillais (incarnés par Adama Doumbia, Gurgon Kyap, Denis Maréchal, Ahmed M’hemdi, Xavier Laurent, Abdelhafid Metalssi, et Carlo Brandt) étaient des hommes dont les âges et les nationalités sont identiques à ceux des comédiens dans le film. Je me suis attachée à choisir des comédiens qui dégageaient d’emblée cette douceur. Leurs gestes, leur voix, contiennent en eux mais loin, très loin, l’attachement aux délits commis. La précision de leur regard, la qualité de leur silence rendent compte, à certains moments, de leur passage à l’acte…