07 JUIN 2017

Cahiers du Cinéma - Camille Nevers: La Sentinelle

" (...) On peut faire un monde d'un film, la preuve, ce premier long d'un jeune réalisateur qu'on savait doué (doué pour prolonger La Vie des morts prise en charge par la famille des vivants), qui délimite un territoire cinématographique et politique parcouru par plusieurs "classes" de personnages, celles de la diplomatie et son cortège d'espions, de l'art lyrique et ses leurres, de la machine légale et ses pratiques d'illégalité.(...) un tour de ronde à la rencontre d'une trentaine d'hommes et de femmes, conduisant à presque autant de lieux faussement quelconques et construisant une sombre forteresse remplie de souterrains, d'alcôves en trompe-l'oeil, de salles de tortures, de portes dérobées, de salons en fête. Cela sent le complot ourdi, les luttes fratricides, la raison du plus fort, l'intrigue policière, amoureuse, politique. (...) La véritable horreur est ailleurs. Du côté des vivants. Ces vivants, Desplechin passe son temps à les scruter en accompagnant leurs mouvements, leurs inflexions, leurs regards croisés ou dérobés, leur manège - autour de Mathias, "centre de gravité fuyant". La soeur retrouvée, les amis vrais et faux, les diplomates assurément nerveux, les apprentis médecins légistes, les jeunes filles en fleurs, tous sont investis d'une mission qui les dépasse, mais qu'il leur faut accomplir sous peine de perdre la face, quitte alors même à en perdre la vie. Empêtrés dans une logique de l'Histoire, avec ou sans majuscule, dans une règle du jeu où chacun a ses raisons (qui ignorent celles du coeur...), à chacun sa fonction, et tous ont peur. Un sentiment d'effroi parcourt le film comme un long frisson; derrière l'insolence policée de ces jeunes gens de la haute, se cache la mauvaise conscience de leurs aînés, d'un vieux mal rapiécé qui craque aux entournures : les frontières perdent peu à peu leurs repères sans que la morale y gagne. Tous en feront les frais. (...) La Sentinelle instaure un rapport au temps et une relation aux personnages qu'il présente, qui tous ont une existence particulière et forte (Mathias, Claude, Jean-Jacques, Marie, William, Simon, Nathalie, mais aussi les simples figures de Varins, du prêtre, du Russe racontant les camps en Sibérie, des médecins, etc.) et au contraire de ce que La Vie des morts laissait présager, ce premier long métrage n'est pas un film de groupe, mais un film "vu" à la première personne, à travers le regard de Mathias, figure foncièrement solitaire. Desplechin use à fond de cette nouvelle liberté, multipliant les ellipses (la plus belle : Mathias retrouve sa chambre sans dessus dessous alors que le fouteur de désordre, William, prend tranquillement un bain) ou à l'inverse étirant certaines scènes dans la durée (toutes celles mettant face à face Mathias et la tête), selon un rythme heurté, saccadé, non linéaire, parfois franchement audacieux (le retour en arrière en plein milieu du film, lors du récit par Mathias de sa rencontre avec Bleicher dans un café, qui cumule deux points de vue à la fois : celui de Mathias - la bande-son - et celui du sbire qui le surveille de loin - la bande-image). La Sentinelle est une oeuvre dans son temps et, tout à la fois, une approche renouvelée de mise en scène du temps, d'une durée de sa conscience. C'est une définition possible de ce à partir de quoi on reconnaît la modernité. Pareille maîtrise de la part d'un jeune cinéaste (et même de plus vieux) dans l'économie de l'espace et du temps cinématographiques, originalité sans trop d'ostentation, ne trouvent guère d'équivalent dans le cinéma de ces dernières années : les films des frères Coen - dont les thèmes dans Miller's Crossing et Barton Fink ne sont au fond pas très éloignés de ceux de Desplechin. Le Français, comme les Américains, se donne les moyens de revisiter un genre pour y établir ses propres critères d'interprétation du monde, y graver sa propre mélancolie et communiquer l'angoisse sourde d'un monde qui n'aurait plus toute sa tête..."

" (...) On peut faire un monde d'un film, la preuve, ce premier long d'un jeune réalisateur qu'on savait doué (doué pour prolonger La Vie des morts prise en charge par la famille des vivants), qui délimite un territoire cinématographique et politique parcouru par plusieurs "classes" de personnages, celles de la diplomatie et son cortège d'espions, de l'art lyrique et ses leurres, de la machine légale et ses pratiques d'illégalité.
(...)  un tour de ronde à la rencontre d'une trentaine d'hommes et de femmes, conduisant à presque autant de lieux faussement quelconques et construisant une sombre forteresse remplie de souterrains, d'alcôves en trompe-l'oeil, de salles de tortures, de portes dérobées, de salons en fête. Cela sent le complot ourdi, les luttes fratricides, la raison du plus fort, l'intrigue policière, amoureuse, politique.

(...) La véritable horreur est ailleurs. Du côté des vivants. Ces vivants, Desplechin passe son temps à les scruter en accompagnant leurs mouvements, leurs inflexions, leurs regards croisés ou dérobés, leur manège - autour de Mathias, "centre de gravité fuyant". La soeur retrouvée, les amis vrais et faux, les diplomates assurément nerveux, les apprentis médecins légistes, les jeunes filles en fleurs, tous sont investis d'une mission qui les dépasse, mais qu'il leur faut accomplir sous peine de perdre la face, quitte alors même à en perdre la vie.

Empêtrés dans une logique de l'Histoire, avec ou sans majuscule, dans une règle du jeu où chacun a ses raisons (qui ignorent celles du coeur...), à chacun sa fonction, et tous ont peur. Un sentiment d'effroi parcourt le film comme un long frisson; derrière l'insolence policée de ces jeunes gens de la haute, se cache la mauvaise conscience de leurs aînés, d'un vieux mal rapiécé qui craque aux entournures : les frontières perdent peu à peu leurs repères sans que la morale y gagne. Tous en feront les frais. (...)

La Sentinelle instaure un rapport au temps et une relation aux personnages qu'il présente, qui tous ont une existence particulière et forte (Mathias, Claude, Jean-Jacques, Marie, William, Simon, Nathalie, mais aussi les simples figures de Varins, du prêtre, du Russe racontant les camps en Sibérie, des médecins, etc.) et au contraire de ce que La Vie des morts laissait présager, ce premier long métrage n'est pas un film de groupe, mais un film "vu" à la première personne, à travers le regard de Mathias, figure foncièrement solitaire. Desplechin use à fond de cette nouvelle liberté, multipliant les ellipses (la plus belle : Mathias retrouve sa chambre sans dessus dessous alors que le fouteur de désordre, William, prend tranquillement un bain) ou à l'inverse étirant certaines scènes dans la durée (toutes celles mettant face à face Mathias et la tête), selon un rythme heurté, saccadé, non linéaire, parfois franchement audacieux (le retour en arrière en plein milieu du film, lors du récit par Mathias de sa rencontre avec Bleicher dans un café, qui cumule deux points de vue à la fois : celui de Mathias - la bande-son - et celui du sbire qui le surveille de loin - la bande-image). La Sentinelle est une oeuvre dans son temps et, tout à la fois, une approche renouvelée de mise en scène du temps, d'une durée de sa conscience. C'est une définition possible de ce à partir de quoi on reconnaît la modernité.
Pareille maîtrise de la part d'un jeune cinéaste (et même de plus vieux) dans l'économie de l'espace et du temps cinématographiques, originalité sans trop d'ostentation, ne trouvent guère d'équivalent dans le cinéma de ces dernières années : les films des frères Coen - dont les thèmes dans Miller's Crossing et Barton Fink ne sont au fond pas très éloignés de ceux de Desplechin. Le Français, comme les Américains, se donne les moyens de revisiter un genre pour y établir ses propres critères d'interprétation du monde, y graver sa propre mélancolie et communiquer l'angoisse sourde d'un monde qui n'aurait plus toute sa tête..."