03 JUIN 2017

Cahiers du Cinéma - Jean-Pierre Rehm: Notre pain quotidien

" A-t-on jamais vu une caméra faire le signe de croix ? Travellings avant et arrière, puis travellings latéraux, voilà les austères et très catholiques mouvements sur lesquels se règle, quand il n’est pas d’une fixité glacée, le regard de l’Autrichien Nikolaus Geyrhalter. Bénédicité ou exorcisme ? Chacun, selon la solidité de son estomac, tranchera. Deux années passées à tourner au milieu des groupes agricoles européens les plus modernisés, Notre pain quotidien suit par le menu les opérations hautement mécanisées qui président à notre alimentation. Peuplé d’une nature familière (vaches, porcs, taureaux, poules, poussins, poissons, courgettes, tournesols, olives), malaisée à identifier quelquefois tant cela se présente massifié, compact, emmêlé aux machines comme dans le Tetsuo de Tsukamato, c’est un monde pourtant secret qui apparaît ainsi au jour. Secret parce que de telles images, pour une fois scrupuleuses dans leur brutalité descriptive, ne font jamais l’affiche de nos publicités. Secret surtout parce qu’à l’intrusion d’entretiens ou de commentaire, comme les pratique cet autre brûlot écolo autrichien, le didactique We Feed the World, Geyrhalter a préféré laisser parler le silence. Si la violence et le mutisme s’étaient déjà donné rendez-vous dans Le Sang des Bêtes, transformant en 1949 un abattoir en terrible loge fantastique, le silence qui règne ici est bien de notre temps. C’est la quiétude trompeuse d’une immense geôle, où les actions et leurs bruits sont feutrés. Effrois des bêtes, brefs échanges des hommes et des femmes qui y travaillent, ronflements et déclics des machines, tout son, dans ces vastes quartiers de haute sécurité, est étouffé. C’est le timbre sourd du biopouvoir, souverain et aphasique, qui dresse, brasse, ordonne et exécute l’ensemble du vivant dans la même indifférence du calcul. Pêle-mêle les plans font se succéder cueillette, moisson, naissance d’un veau par césarienne, insémination artificielle, emballage, ponte, bagage, abattage, tri, dépeçage, désinfection, etc. Jusqu’à ces images, soudain plus obscènes encore, où les rares ouvriers, saisis face caméra dans des cadres à la symétrie intacte, mangent leur en-cas à la pause. Le constat, rigoureux, systématique, est accablant. Mais s’il a le mérite de la clarté, il n’en est pourtant pas plus neuf. Difficile de ne pas y entendre l’écho de la sinistrement fameuse condamnation de Heidegger, en 1949 encore. Le philosophe, toujours sous surveillance alliée, y apparentait l’agriculture moderne mécanisée (alors principalement américaine et soviétique) aux techniques d’extermination nazies, aux blocus causes de famines et à la fabrication de la bombe H. Un tel amalgame, pour radical soit-il, pour être pris aussi, n’en déplaise, avec l’attention qu’exige une pensée plutôt qu’une opinion, n’est pas sans poser sérieux problème. Il ne nous appartient pas ici de le déplier, d’autres, et plus avertis, s’y sont employé. Mais nous revient de mesurer son retour, ici, au cinéma. Car Notre pain quotidien joue d’une équivoque, qui n’est autre, paradoxale, que celle de son implacable efficacité. Par où la technique du cinéma s’avoue ici machine d’enregistrement complice, affiliée à ce qu’elle dénonce sans mot dire. La beauté, quel autre qualificatif ?, même froide, de ces plans, n’est pas le résultat du seul décrassage des bavardages impuissants, hygiénisme souligné par les séquences d’ouverture et de clôture, où des ouvriers passent le jet pour effacer les macules de sang. Cette beauté est également à verser intégralement au bénéfice du film lui-même, et dont il escompte sagement, sinon cyniquement, la plus-value.En ce sens, Notre pain quotidien est bien, sans ironie de sa part, le remake acide du film homonyme de KingVidor de 1934, hymne champêtre copié du lyrisme productiviste soviétique mâtiné d’idéologie New Deal. En ce sens surtout, il est permis de comprendre la citation d’Hitchcock. Le biplan nocif de La Mort aux trousses, retrouvé ici à survoler un champ de tournesols, n’est plus le gimmick autrefois osé de mise en scène. Cette machine volante est devenue la métaphore du cinéma de Geyrhalter, et plus amplement, comme l’Autrichien le sait trop bien, du cinéma lui-même, qui, après une longue virevolte virtuose dans le ciel, vient, sans se faire prier, nous jeter aux yeux sa poudre mortelle."

" A-t-on jamais vu une caméra faire le signe de croix ? Travellings avant et arrière, puis travellings latéraux, voilà les austères et très catholiques mouvements sur lesquels se règle, quand il n’est pas d’une fixité glacée, le regard de l’Autrichien Nikolaus Geyrhalter. Bénédicité ou exorcisme ? Chacun, selon la solidité de son estomac, tranchera.

Deux années passées à tourner au milieu des groupes agricoles européens les plus modernisés, Notre pain quotidien suit par le menu les opérations hautement mécanisées qui président à notre alimentation. Peuplé d’une nature familière (vaches, porcs, taureaux, poules, poussins, poissons, courgettes, tournesols, olives), malaisée à identifier quelquefois tant cela se présente massifié, compact, emmêlé aux machines comme dans le Tetsuo de Tsukamato, c’est un monde pourtant secret qui apparaît ainsi au jour. Secret parce que de telles images, pour une fois scrupuleuses dans leur brutalité descriptive, ne font jamais l’affiche de nos publicités. Secret surtout parce qu’à l’intrusion d’entretiens ou de commentaire, comme les pratique cet autre brûlot écolo autrichien, le didactique We Feed the World, Geyrhalter a préféré laisser parler le silence.

Si la violence et le mutisme s’étaient déjà donné rendez-vous dans Le Sang des Bêtes, transformant en 1949 un abattoir en terrible loge fantastique, le silence qui règne ici est bien de notre temps. C’est la quiétude trompeuse d’une immense geôle, où les actions et leurs bruits sont feutrés. Effrois des bêtes, brefs échanges des hommes et des femmes qui y travaillent, ronflements et déclics des machines, tout son, dans ces vastes quartiers de haute sécurité, est étouffé. C’est le timbre sourd du biopouvoir, souverain et aphasique, qui dresse, brasse, ordonne et exécute l’ensemble du vivant dans la même indifférence du calcul. Pêle-mêle les plans font se succéder cueillette, moisson, naissance d’un veau par césarienne, insémination artificielle, emballage, ponte, bagage, abattage, tri, dépeçage, désinfection, etc. Jusqu’à ces images, soudain plus obscènes encore, où les rares ouvriers, saisis face caméra dans des cadres à la symétrie intacte, mangent leur en-cas à la pause.

Le constat, rigoureux, systématique, est accablant. Mais s’il a le mérite de la clarté, il n’en est pourtant pas plus neuf. Difficile de ne pas y entendre l’écho de la sinistrement fameuse condamnation de Heidegger, en 1949 encore. Le philosophe, toujours sous surveillance alliée, y apparentait l’agriculture moderne mécanisée (alors principalement américaine et soviétique) aux techniques d’extermination nazies, aux blocus causes de famines et à la fabrication de la bombe H.

Un tel amalgame, pour radical soit-il, pour être pris aussi, n’en déplaise, avec l’attention qu’exige une pensée plutôt qu’une opinion, n’est pas sans poser sérieux problème. Il ne nous appartient pas ici de le déplier, d’autres, et plus avertis, s’y sont employé. Mais nous revient de mesurer son retour, ici, au cinéma.

Car Notre pain quotidien joue d’une équivoque, qui n’est autre, paradoxale, que celle de son implacable efficacité. Par où la technique du cinéma s’avoue ici machine d’enregistrement complice, affiliée à ce qu’elle dénonce sans mot dire. La beauté, quel autre qualificatif ?, même froide, de ces plans, n’est pas le résultat du seul décrassage des bavardages impuissants, hygiénisme souligné par les séquences d’ouverture et de clôture, où des ouvriers passent le jet pour effacer les macules de sang. Cette beauté est également à verser intégralement au bénéfice du film lui-même, et dont il escompte sagement, sinon cyniquement, la plus-value.En ce sens, Notre pain quotidien est bien, sans ironie de sa part, le remake acide du film homonyme de KingVidor de 1934, hymne champêtre copié du lyrisme productiviste soviétique mâtiné d’idéologie New Deal.

En ce sens surtout, il est permis de comprendre la citation d’Hitchcock. Le biplan nocif de La Mort aux trousses, retrouvé ici à survoler un champ de tournesols, n’est plus le gimmick autrefois osé de mise en scène. Cette machine volante est devenue la métaphore du cinéma de Geyrhalter, et plus amplement, comme l’Autrichien le sait trop bien, du cinéma lui-même, qui, après une longue virevolte virtuose dans le ciel, vient, sans se faire prier, nous jeter aux yeux sa poudre mortelle."