28 FÉVRIER 2011

Caravaca et Todeschini :« ...Et si on n’a plus l’énergie, Patrice Chéreau nous la donne »

Fusion, rejet, amour impossible et douloureux... Dans "Son frère", Eric Caravaca et Bruno Todeschini, indissociables, jouent une émouvante partition commune.

L' un va mourir, l'autre pas. « Son frère », dit le titre. Justement : lequel ? Luc ou Thomas ? L'un appartient, de toute façon, à l'autre, chacun ligoté par le nœud d'une enfance commune, dans un désir de fusion et de rejet. Deux frères, dans un effet de miroir. L'un et l'autre, puis l'un est l'autre. Et deux acteurs, évidemment, ici indis­sociables. C'est parce que l'un amorce un souvenir quand l'autre répond par un silence, que soudain le film prend une intensité saisissante. Parce que le corps de l'un perd progressivement toutes ses forces de vie (Bruno Todeschini, amaigri de 12 kilos) quand l'autre (Eric Caravaca) est encore animé d'un plaisir charnel qui va de soi ; parce que l'un s'exprime quand l'autre ne sait pas le faire. C'est parce qu'ils sont frères, et que l'un est forcément une partie de l'autre, que les acteurs jouent ici une partition commune. Partition physique évidente. Entre Bruno Todeschini, le frère mourant, l'hétérosexuel, l'aîné, et Eric Caravaca, le bien-portant, l'homosexuel, le cadet, la parenté paraît naturelle. Leurs mains peuvent se superposer, leurs visages se refléter. Ils se ressemblent. « C'est aussi une familiarité d'esprit, dit Bruno. On a les mêmes valeurs. On aime les êtres humains. Le film s'ap­puie sur cette complicité, qui se prolonge avec l'équipe technique. »

Mais c'est la façon dont ils se placent, dont ils s'attirent ou se repoussent, cherchent l'autre du regard ou le fuient, qui impose la réalité de cette fraternité. « Patrice évoquait souvent les non-dits qu'il pouvait y avoir entre ces deux frères, dit Caravaca. Il nourrissait notre imaginaire en nous donnant des exemples concrets. Si ces deux-là s'engueulent dans la rue et que quelqu'un vient leur dire d'arrêter, ils vont soudain s'entendre et faire front commun pour chasser cet intrus. C'est cet état psychologique que l'on jouait. C'est-à-dire qu'une engueulade... devenait un amour qu'on n'arrivait pas à exprimer. Une contradiction qu'on pouvait ressentir physiquement dans la mise en scène. On était face à la mer, mais le cadre était resserré sur nous. Du coup, on sentait bien qu'il fallait que ça sorte. Que l'horizon n'était pas une échappatoire. Qu'il n'y avait que nos visages pour expri­mer, sans recours possible à la mer bleue... »

Il plane évidemment au-dessus du film de Chéreau l'ombre lointaine d'une image célèbre de cinéma, celle de Persona de Bergman : deux visages de femme, que la caméra filme en plan rapproché, l'une de face, l'autre de profil, tandis que bientôt la ligne de partage semble s'estomper, leurs traits paraissent se confondre pour ne plus former qu'un seul et étrange portrait. Ce pourrait être celui de ces deux frères si différents, qui s'observent comme si leur (ré) union allait leur permettre de trouver enfin l'apaisement. Dans ce désir de fusion, il y a peut-être aussi celui du cinéaste. Ce pouvoir d'attraction et de défiance, de paix cherchée intensément quitte à payer le prix de la guerre, Patrice Chéreau en fait tout au long de ses films un principe d'énergie. D'abord dans son jeu avec la caméra, avec son propre style, redéfini, poli, reconsidéré au fil des années, au point que ce nouveau film, tourné avec une équipe réduite, pour la télévision (merci Arte), affiche une limpidité nouvelle et, malgré son sujet tourmenté, une grande sérénité. Mais avec une même rage de l'auteur de faire corps avec son œuvre.

« Il veut s'occuper de tout, dit Todeschini : de la produc­tion, des costumes... et que personne ne soit surpris à bailler : on est tous là, à l'intérieur du même tableau. C'est passionnel ; lui est un fou de travail, avec une exigence considérable qui peut devenir martyrisante pour certains. Ou au contraire libératrice. On sent que dans sa tête, ça cogite tout le temps. Quand on le voit tourner, il ressort la chemise trempée. Il regarde, il est là, tape du pied, fait des grimaces, joue tous les personnages... »

Eric Caravaca a filmé Chéreau dirigeant son partenaire : « Il est comme un animal. On dirait une bête traquée. Il serait invrai­semblable pour un acteur de truquer face à lui. Surtout, il parle pendant les prises. On le sait et tout le monde l'in­tègre. Parce qu'avec lui, on sait que le travail ne s'arrête jamais, surtout pas au moment de tourner. Il s'agit d'amé­liorer, toujours. Et si on n'a plus l'énergie, c'est lui qui nous la donne. Alors, on l'accompagne. On sait qu'il est complè­tement à nos côtés. Il ne nous laisse pas tomber. Quand un acteur joue, ce n'est que de l'instinct, mais avec Patrice il y a aussi tout le travail préparatoire, pendant l'écriture puis les répétitions. Quand on se lance, le jour du tournage, on n'a plus qu'à se débrancher la tête. On voit tout de suite si on est dans la justesse ; ce n'est plus une question de dialogue mais de ton, de placement des corps. Et comme Patrice connaît l'his­toire sur le bout des doigts, il est disponible pour l'impré­vu ; c'est ce qui est le plus dur : saisir ce qui échappe à l'acteur. Sur la plage, Bruno était dans I un tel état de fatigue qu'il s'est arrêté en plein milieu de la scène... C'est cette prise-là qui a été montée. »

« Depuis que Patrice Chéreau fait des films, explique Bruno Todeschini, il n'a pas cessé de changer, de bouger, de chercher... Mais ici, il a quand même été surpris quand il s'est aperçu qu'il ne pourrait pas filmer aussi vite que, disons, La Reine Margot. Mon corps était si affaibli qu'évidem­ment, quand il me deman­dait de marcher sur une longue distance... cela mettait un certain temps ! Cette lenteur de ma démarche, c'était la vérité profonde de mon personnage. » Soit un corps en perdition, mais en mouvement.

Dans ce film où tout bascule progressivement, quand arri­ve le naufrage, peut être celui-ci est-il salvateur. A l'hôpital, le frère malade va se faire opérer. C'est la première scène qui a été tournée. Le moment clef du film. Là où les mots auxquels se raccrochaient encore les uns et les autres n'ont plus de sens ni d'efficacité. C'est une scène longue, précise, réaliste. Tellement douce, en fait. Deux infirmières vien­nent préparer le malade. Elles rasent entièrement son corps. « J'étais allongé, mais je voyais l'image, dit Todes­chini ; quelque chose comme le Christ sur son lit. J'étais dans un état d'abandon un peu humiliant, et je me sentais devenir quelqu'un d'autre. C'étaient de vraies infirmières. Comme c'étaient de vraies perfusions et de vraies prises de sang. Et l'on tournait dans cet hôpital, où les vrais malades continuaient à se faire soigner. Le film paraissait tout à coup comme une véritable force de vie, dans cet endroit où d'un jour à l'autre on voyait disparaître des patients. Une chambre se vidait. Et nous, on continuait de tourner. Mais c'était l'histoire du film. Pas un film sur la mort, mais un film sur le courage de lutter. Mon personnage règle ses comptes avec son frère, qui lui donne de la force pour partir tranquille. » C'est ça aussi, un film d'amour.

Philippe Piazzo