28 FÉVRIER 2011

Carnet de notes du réalisateur

Quelques impressions de Henry Colomer à propos de son premier long métrage insolite et délicat...

Un titreNeuf “Petites épiphanies”, un titre qui m’aurait plu s’il n’était pas « déjà pris » par des textes de Caio Fernado Abreu. Autres candidats éliminés : “Les Transmutations imperceptibles” que Méliès avait tourné aux États-Unis, juste avant “The clockmaker’s dream“. Élégie des lucioles : mais il y a les “Élégies“ de Sokourov, la partie de son oeuvre que j’admire le plus. En catalan, “Llumetes“ (petites lumières) serait bien venu. Je m’en tiens à NOCTURNES, qui fait résonner la tradition des musiques de la nuit (on entend spontanément les sourdines, on devine le si bémol mineur, les “pppp” des phrases pianissimo. Bébé Lune Nous choisissons avec Jacopo, le compositeur de la musique d ’accentuer le côté enfantin des grands jouets avec lesquels les adultes entendent déployer leurs pouvoirs et “faire avancer l’histoire“. Aux séquences de la « Grande Histoire » (le Spoutnik, la bombe atomique, etc.) sera donc affecté un friselis musical qui devrait rendre perceptible ce sérieux naïf : petites percussions métronomiques sur des baguettes, chimes, broderies de glockenspiel doublées par une harpe, comme moulinées par un joujou, une boîte à musique. Pourquoi" …que només passem …qui ne faisons que passer …". Gisela, qui joue la grand-mère, a un choc en découvrant son texte, les paroles littérales que lui disait sa propre aïeule. Je crois que toutes nos grand-mères nous inculquaient ce sens du passage. Elles le faisaient en catalan, une langue — perdue pour moi —que j’ai voulu retrouver parce qu’une présence maternelle s’était éloignée de ma vie, une façon d’accentuer musicalement des comptines, des proverbes, des poèmes, tout ce qui nous rattache au plus ancien, au vieux socle, aux questions que nous n’en finissons pas de poser, de génération en génération. Mais pourquoi ? Gérard, qui joue le gardien de phare, écrit et chante en catalan des ballades mélancoliques qui me font penser à Léonard Cohen. Il a recueilli des milliers d’histoires dans les villages et peut scotcher un auditoire d’enfants pendant une soirée entière. Idéal pour le gardien de phare qui donne une “leçon de choses “ aux deux frères dans cet endroit magique. Mon grand-père était l’ami de l’ancien gardien, aujourd’hui c’est un gardien itinérant qui fait la tournée des phares et qui assure leur maintenance. Je crois que c’est pendant les longues soirées passées dans ce phare que j’ai pris goût à une scansion lente et rythmée, qui donne par exemple son assise inimitable aux films d’Ozu. Une décision Le petit jardin que le père et le fils vont irriguer se trouve aujourd’hui à proximité immédiate d’une voie rapide. Pour pratiquement tous les plans, un déplacement de la caméra de quelques centimètres fait entrer dans le champ un immense panneau publicitaire, un hypermarché, ou une barcasse qui promène les touristes le long de la côte. J’ai l’impression de faire un travail d’archéologue. L’époque — si proche — où se déroule le récit est celle du grand passage qu’Olmi a filmé de façon inoubliable dans son premier long métrage : “Il posto“. Les adieux Pendant le voyage en train vers la caserne, le continuo des petites percussions rejoint l’autre thème musical, celui de l’histoire intime de l’enfant. Moment de bascule, où la Grande Histoire rattrape sa vie fragile. Pour ce thème de la vie fragile, Jacopo a placé un couple de micros quasiment dans le piano, afin d’obtenir un son aussi éloigné que possible du “pianisme virtuose“, comme si on entendait la respiration secrète de l’instrument. La clarinette, proche de la voix humaine, s’est imposée pour dialoguer avec le piano. Un autre pays Les lucioles, après le poisson rouge, la tortue, le cachalot, sans oublier l’ostinato des grillons : je sais bien que si j’en avais eu les moyens, j’aurais transformé le film en Arche de Noë. (Pas de séquence sur les têtards ? Je m’y suis pris comme un manche !) « Il existe au coeur de l’enfance une disposition encyclopédiste sauvage qui est amour du monde. Le monde et la nature crépitent de partout, bruits et silences passionnants, phénomènes incompréhensibles et très beaux […] Élan premier, communication première avec les choses et les secrets, les mots science et poésie sont encore synonymes. » Pierre Péju, LA PETITE FILLE DANS LA FORÊT DES CONTES Nuit d’attente Quand nous tournons la scène du mikado, Quentin (l’aîné) et Zacharie (le cadet) sont devenus amis malgré leur différence d’âge. Un tournage, ça rapproche ou ça clive, assez radicalement. Ce sont les enfants, leur énergie et en même temps leur patience inespérée qui me permettent de tenir le coup. À quelque chose malheur est bon : Raymond Sarti à la déco et Caroline Tavernier aux costumes remplacent les moyens qui nous manquent par leur capacité de viser juste, d ’aller à l ’essentiel, ils font des miracles avec trois fois rien. Et avec Denis Freyd, nous pouvons conduire librement le film où nous le souhaitons. Tout va bien Miquel (le père) et Sarah (la mère) portent, chacun à leur manière et avec une grande sensibilité, le poids de secrets et de doutes des parents. Ils sont très complices avec les enfants. Quand je les regarde pendant les prises, je suis toujours étonné par cette alchimie étrange, ces jeux de transferts qu’on ne peut pas décider sur le papier, qui se jouent seulement dans la rencontre fragile du tournage.La demande de l’enfant, « Je peux lire encore un peu ? » suggère un suspens du temps horloger, un refus d’entrer trop tôt dans le monde préparé par les adultes. L’enfant se sent accordé aux anciennes mesures du temps, l’eau de la clepsydre, le sable du sablier, le soleil du cadran. Baudelaire savait lire l’heure dans les yeux des chats, l’enfant pressent le passage des siècles sur le dos de sa tortue. Le petit rituel lumineux est une autre façon de se raccrocher à ce que Quignard appelle le “jadis“, et qui est bien autre chose que le passé. Une fois de plus, Jean-Jacques Bouhon installe sur les visages le clair-obscur qui enveloppe le film et qui met en valeur chaque petite lumière, cette fois la lueur éphémère de l’allumette. Le vendredi 12 janvier 2006, dernier rendez-vous avec l’équipe pour tourner les plans des “rollers“. J’espère que le gros plan des roues fera son office en isolant les petites escarbilles qui — pour moi — signent notre passage sur la terre. Henry Colomer