28 FÉVRIER 2011

Carnet de tournage

D'avril à juillet 2006, alors qu'il tourne "Vocation cinéaste", Laurent Perrin tient son journal de bord. En voici quelques extraits. Instructifs.

27 avril 2006

J'apprends que je n'ai pas l'avance sur recettes pour mon projet de fiction "Les Amis du Fantôme". Depuis la sortie de "30 ans" en 2000, j'ai écrit deux longs métrages qui me tiennent à cœur et que je n'arrive pas à faire décoller. Je décide d'allumer un contre-feu à la mauvaise nouvelle. Je vais aller questionner des amis cinéastes sur leur vocation, à ce moment précis de notre histoire où il est de plus en plus dur de réaliser des films.

2 mai 2006

Il s'agit en fait d'un exercice d'admiration. Un genre auquel je me livre depuis quelques années : Téchiné, Jorge Semprun, Serge Valletti ont été mes victimes. Je dresse la liste des prochains, de Jacquot à Sissako.

C'est Sacha Guitry qui a inventé le film "hommage" avec "Ceux de chez nous" tourné en 1914. Il rendait visite à Monet, Rostand, Sarah Bernhardt, Anatole France... Un peu plus tard, les films d'Alain Resnais consacrés à Van Gogh, Gauguin et au Guernica de Picasso perpétuent la tradition. Plus près de moi, Philippe Garrel, dans Les Ministères de l'Art, va à la rencontre de Chantal Akerman, Leos Carax, Juliet Berto, Jacques Doillon et Benoît Jacquot qui passe de son film au mien dans un saut temporel d'une vingtaine d'années.

4 mai 2006

Tony Gatlif est un conteur. Quand il raconte un épisode de sa vie, on voit le film se dérouler. Tony est un voyageur, avec lui se dessine une idée du cinéma qui m'est chère : ça sert à apprendre la géographie. Je retrouve l'émoi que j'ai éprouvé en lisant Tintin puis Jules Verne et Conrad. Se dessine la courbe du film. Il s'agit d'un voyage, du Paris de Charlot va à Barbès, mon premier court-métrage, jusqu'au Mali d'Abderrahmane Sissako.

Je retrouve Luc Moullet en bicyclette. Quand j'ai proposé à Luc de le mettre en scène en cinéaste sportif, j'ai vu une lueur d'amusement dans son regard. Il n'est jamais loin de l'enfance.

5 juin 2006

Toujours cette réflexion sur la constitution du personnage. A partir de deux heures de rushes on peut donner un éclairage totalement différent sur un individu, en faire Dr Jekyll ou Mr Hyde. C'est une lourde responsabilité.

10 juin 2006

Le film est trop long : 1h43. Les spectateurs en sortent épuisés c'est passionnant mais... Faulkner disait "Kilt your Darling", en français : éviter d'être complaisant, resserrer le montage.

25 juin 2006

Je suis hanté par mes plans de cinéastes, par les extraits de films. J'ai l'ambition de finir le film pour les premiers jours de juillet. Raccourcir, ventiler la parole, trouver les transitions musicales et visuelles d'un cinéaste à l'autre. Le plus dur aura été mon inscription dans le film. Comme pour me protéger, je me suis inventé une carapace : chemise rouge, veste en jean noir, pantalon blanc.

8 juillet 2006

Aujourd'hui, le film fait une heure vingt cinq. Il est composé de 338 plans (précision qui plairait à Luc Moullet). J'apprends qu'il est sélectionné au Festival de Locarno.

"Heureux celui qui ignore tout du cinéma et qui se contente d'admirer les films des autres. C'est reposant mais à condition de ne pas avoir goûté au fruit défendu. Le cinéma m'a apporté bien des déceptions, bien des déboires mais les joies que je lui dois dépassent largement les misères. Si c'était à refaire, je ferais du cinéma. » Jean Renoir