28 FÉVRIER 2011

Catherine Breillat : "Cette sincère impudeur dont je fais profession..."

Avant le tournage d'Une Vieille Maîtresse, la cinéaste explique dans une note d'intention pourquoi ce roman l'a fasciné et ce qui l'unit, au-delà des siècles, à son auteur, Barbey d'Aurevilly...

 

J'ai lu tardivement « Une Vieille Maîtresse ». Le roman m'a immédiatement fasciné car au-delà du ton romanesque et romantique, on y sentait une vérité de sentiment crue, une analyse de la passion avec ce qu'elle comporte d'irrationalité et de délectation dans ses vertiges, qui font que loin d'y échapper, on souhaite y sombrer. Barbey d'Aurévilly ne s'en cachait pas, le fondement du livre était autobiographique et le personnage de Vellini inspiré d'une liaison fatale et singulière. De celle qu'on n’avoue pas et qui s'étale ici avec une sincère impudeur qui lui valut l'opprobre et les scandales de l'époque.

Cette sincère impudeur dont je fais profession moi aussi, et qui me semble à travers le siècle qui nous sépare comme en gémellité, en écho avec celle de Barbey d'Aurévilly. Moi qui n'ai jamais eu jusqu’ici de goût particulier pour les adaptations romanesques, je me plais à penser que si j’avais vécu à son époque, j’aurais été semblable à Barbey d’Aurévilly.

Je me reconnais dans son roman. Il s’est emparé lentement de moi comme un second moi-même qui m’apporterait providentiellement la dimension romanesque que je n’ai pas, et qui est tellement nécessaire à ce que je veux :  faire du cinéma populaire et néanmoins sophistiqué. 

« Une Vieille Maîtresse », c'est du « roman populaire à personnages compliqués », où les grands premiers rôles sont d'une pureté paroxystique, quasi chimérique dans le noir ou le blanc. La déconsidération dans laquelle se vautre Vellini et Ryno avec elle, ne participe-t-elle pas du même orgueil d'âme que l'impassibilité dans la douleur à laquelle se contraint Hermangarde : cette imagerie contrastée nous met à deux pas du roman, (et donc du film) populaire. Hermangarde, est une sorte d'Iseult au visage aussi immaculé que sa chevelure. Pure et transparente comme un diamant bleu. De la limpidité absolue des paupières, de l'arcade sourcilière au bord soyeux des cils, du gonflement purpurin des lèvres, elle a cette particularité de la fin de l'enfance qu'on remarque dans les tableaux Renaissance indifféremment chez toutes jeunes femmes ou hommes de quatorze, quinze ans.

Ryno de Marigny est un jeune homme trop beau et pour cela faible. Faible comme une fille. Lâche et sublime dans la passion. Même si on lui prête un pouvoir diabolique : parce que toutes les femmes sont prêtes à se damner pour lui. Ou plutôt pour son image, - cette beauté, cette grâce dont si même elle ne la possède pas, Vellini en possède le pouvoir, -alors que Ryno qui l'a, n'en porte que le fardeau. Quant à la Marquise de Flers, n'est-elle pas la seule que Ryno puisse se laisser aller à sincèrement aimer, quand la barrière de l'âge interdit toute émotion triviale et vulgaire des sens; -et qu'elle-même peut pour la même raison se croire à l'abri des dangereuses séditions de l'amour et du désir. Car comme toujours, c'est de culpabilité qu'il s'agit ici, lorsque dans la tempête des passions chacun croit de son honneur de rester le capitaine de son navire. Et c'est bien cela, -à cause de cet orgueil insensé, ce refus de reconnaître l'amour par son nom, de ne l'appeler que désir, d'en craindre l'asservissement et le joug, -qui précipite le naufrageur. Comme le Valmont des Liaisons Dangereuses que cite, qu'admire et redoute la Marquise de Flers.  

Tandis que la Vellini, seul personnage exemplaire dans la passion, sait très bien de quoi il retourne; et que l'amour est un enfer de boue qui, -si on ne craint pas de s'y salir les mains, voire de s'y vautrer tout entière, -apaise les brûlures en même temps qu'il en attise le feu. Le filtre de l'époque, le transfuge de l'auteur romantique pour qui il n'existe pas de juste milieu entre la sylphide et la catin, pour qui les femmes ne peuvent être que des saintes ou des damnées (et en définitive l'objet de la même exaltation), sont pour moi un nouvel et capital enjeu.

Ce n'est pourtant pas une reconstitution d'époque à laquelle je veux me livrer, -ce qui me fascine est bien la modernité, l'implacable vivisection du sentiment passionnel. L'époque est le nécessaire écrin de cette modernité parce que les sentiments ne fonctionnent comme éternels dans notre imaginaire présent que lorsqu'on les y laisse... qu'on les y laisse errer en toute liberté dirais-je. Car dans le roman, (et il en sera de même dans le film), -il n'y a pas de place à d'autres préoccupations que ces liaisons si dangereuses que la Marquise de Flers invoque souvent, se retranchant derrière Choderlos de Laclos en le nommant comme de son siècle, (c'est-à-dire toujours présent) au mépris de la vérité historique qui veut qu'un siècle (fusse un demi) les sépare. Le tout dans le Paris de ce Faubourg Saint-Germain où est éclos l’esprit Français propre à cet analyse des sentiments qui de Marivaux mène à Rhomer et même Sagan…

Paris des hôtels particuliers d’une sobre élégance aux boiseries dorées, l’art Français dans sa magnificence, mais aussi, ce Paris qui ressemblait si vite à un village, avec ses petites bâtisses de pierre, ses murs, ses espaces ici et là abandonnés à une végétation folle, ses métiers disparus, rémouleurs, distributeur d’eau… Je pense que les lieux doivent être là pour créer de la poésie, comme les silences d'une partition musicale particulièrement fiévreuse où croches et triple croches se superposent dans un train infernal au rythme des assauts d'un dialogue aux ambages littéraires, denses et acérés. J'aime ces joutes de paroles interminables, où les vérités s'affrontent pour en dissimuler toujours une autre, plus intime, celle qu'on se cache toujours à soi-même, -et que le cinéma, ce microscope implacable exalte si bien... Inutile donc de dire que le microscope, c'est le gros plan, l'inquisition au cœur de l'intime des personnages, la quête des abandons et des fièvres, des reniements et des exaltations: Car lorsque les âmes et les visages sont nues, qu'importe l'époque : nous sommes tous les mêmes: la proie de nos chimères.

Pour « Une Vieille Maîtresse », je désire exalter dans le film ce sens si anodin du titre où l'article indéfini accorde de l'importance à ce qui n'en a généralement pas, non point l'âge de l'héroïne, mais la durée, la pérennité du sentiment : « Ce goût enragé et passé à l'état chronique, sans cesser pour cela d'être à l'état aigu » ; et qui est peut-être, (selon Barbey lui-même), la meilleure définition qu'on puisse donner de l'amour. « Une Vieille Maîtresse », c'est la parabole d'une liaison qui semble passée, et dont on mésestime la force car on la croit usée par la durée ; -lorsqu'elle n'est qu'un volcan très momentanément endormi. Retrouver la modernité du roman, c’est aussi épurer, comprendre les métaphores, les paraphrases rendues nécessaires par la censure drastique de l’époque.

Ainsi je pense dans un travail de réécriture/ré-interprétation effacer presque complètement du scénario le mythe (vieillot et un peu conventionnel) du « pacte du sang ». Si celui-ci doit exister comme un jeu amoureux, ce n’est pas lui qui scelle les destins de Ryno et de la Vellini. Il me semble qu’il faut plutôt privilégier d’y voir, (comme une brève clarté de l’époque, bientôt balayée par l’advenue de la révolution et la montée en puissance d’une bourgeoisie impitoyablement collet monté, -ici les femmes sont encore décolletées à outrance, - c’est la mode romantique comme « dans Le Guépard »), - il faut donc plutôt y voir l’affrontement entre la beauté convenue d’une vierge icône, femme et jeune fille de toujours dans une dissimulation idéale de ses sentiments et le refoulement des désirs, qui représente la « fiancée idéale », -et la « femme souveraine », l’amazone qui prend ce qu’elle désire et dont les désirs affirmés sont la beauté, cette beauté si récriée dans le monde où on réprouve sous le nom de « laideur » la liberté affichée d’une femme, sa sensualité manifeste et le pouvoir que cela lui donne sur les hommes.

Séductrice contre séducteur, -même le plus redoutable d’entre eux, - c’est elle encore qui gagne. Femme perdue, sans position sociale, sans avenir et même sans véritable beauté, c’est elle qui gagne car elle est l’imagerie même de la femme fatale, ce mythe cinématographique qui cache un des enjeux de notre époque : Sexualité contre convenance, ce duel-là me fascine et je veux en filmer la chair.