28 FÉVRIER 2011

Catherine Breillat : "L'aristocratie permet l'épure des sentiments"

Son style et sa filmographie se sont érigés "contre" et "dans la transgression". L'auteur de Romance et A ma soeur ! ne fait pas "de jolis petits films" et n'est pas "réaliste" : " Je me considère comme un peintre, dit-elle. J’ai toujours inventé mes couleurs et choisi mes pigments moi-même." Avec Une vieille maîtresse, elle adapte Barbey d'Aurevilly en entant, dit-elle, dans une nouvelle ère, celle de la "paix" et de la "liberté".

« À l’époque où j’ai rencontré Jean-François Lepetit, mon producteur, j’avais déjà depuis longtemps le projet de réaliser Une vieille maîtresse. Pourtant, à chaque fois que l’on se rencontrait, je lui donnais un autre scénario pour un autre film. Ce fut ainsi jusqu’à Anatomie de l'enfer, que j’ai toujours considéré comme la fin d’un cycle au bout duquel je devais aller pour pouvoir passer à autre chose. Mais, ainsi que le dit Jean-François, sans ce film, je n’aurais jamais pu réaliser Une vieille maîtresse. Il y a un trajet entre les deux.»

J’ai toujours dit que si j’avais vécu dans un autre siècle, j’aurais sans doute été Jules Barbey d’Aurevilly, l’auteur du roman dont est tiré mon film. Dans ses ouvrages, il faut trouver la quintessence et le sens caché que lui imposait une censure qui le contraignait à louvoyer.

C’est Anémone qui m’a fait découvrir son roman. Elle souhaitait alors jouer la Vellini. J’ai aimé le dandysme, le dernier cri de l’aristocratie. Comme la marquise de Flers, je suis furieusement dix-huitième. Ce dix-huitième qui avait plus d’élégance, plus de liberté d’esprit que le dix-neuvième qui a vu l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie, avec son étroitesse d’esprit et ses principes moraux abominablement rétrécis. Le film oppose cette morale à la puissance des sentiments qui dépasse toutes les conventions. J’ai aussi aimé ces personnages très androgynes. Ryno est à la fois le plus grand des séducteurs, une sorte de Valmont - mais il a aussi, comme les dandys, quelque chose de profondément féminin. J’ai toujours rêvé de Michel-Ange, du Portrait d’un jeune homme de Lorenzo Lotto - qui figure d’ailleurs dans le film - ces hommes fulgurants de beauté, qui ont une beauté féminine, sans pour autant être efféminés.

Cette histoire ne pouvait se dérouler que dans un milieu aristocratique. Quand on lutte pour sa survie, quand on se débat pour nourrir ses enfants ou trouver un toit, on n’a pas le loisir d’être romantique. On n’a pas le temps d’être dans le ressenti et la pureté. Les sentiments ne peuvent s’exprimer qu’au-delà d’un certain confort de vie qui évite d’être happé par le réalisme. C’est ce qui me fascine dans les grands sentiments des grands auteurs : ils sont toujours exprimés dans l’idéalisme. L’aristocratie permet l’épure des sentiments.

Il y a dix ans, j’avais surligné les passages essentiels du roman et dicté le substrat du scénario en quatre jours. Il ne s’agissait pas d’adapter, mais de me l’approprier. J’ai pris des libertés incroyables avec l’histoire. Le scénario a évidemment mûri en moi durant toutes ces années et je l’ai encore remanié.

C’est mon film le plus accessible, et pourtant je garde toute mon intégrité. Contrairement à mon habitude, ce film ne transgresse aucun interdit. J’étais allée au bout de quelque chose, il était temps de revenir à l’essence de la vie, au plaisir, au romantisme et à la passion. Mais le romantisme est sombre. C’est aussi pour cela que je voulais réaliser ce film, pour son romantisme, cette passion qui brûle, ces douleurs effroyables, mais sans aucune perversité dans les sentiments. Le coeur du film parle d’un idéal qui bascule dans le désastre dès qu’il est atteint.

Tous mes autres films ont été jugés sulfureux ou scandaleux, mais ils ne me représentent pas. Je pense que ce film-là me correspond réellement. Je suis enfin en liberté. Il me représente quand je ne me dresse pas contre le monde et les interdits. Quand je suis en paix, je suis une grande romantique.

Le vicomte de Prony dit de Ryno de Marigny : "S’il devient ministre, il mettra sa gloire à être impopulaire". C’est ce que j’ai toujours fait. Comme tout artiste, je me suis fondée dans l’opposition. C’est une position très dure. Quand, pour un film, un simple film, je vois à quel point les gens peuvent vous haïr, j’ai peur. Je ne suis pas une terroriste, je ne fais de mal à personne, tous mes acteurs m’aiment et je n’en ai trahi aucun.

La fiction, c’est se reconnaître à travers le masque. On vit tous la même vie, on éprouve tous les mêmes sentiments. C’est pour cette raison que la fiction est essentielle à l’homme, et que l’art aussi puisqu’il ne sert qu’à éprouver cela. Faire de la mise en scène de cinéma, c’est créer des prototypes pour des gens assis dans la pénombre qui vont se reconnaître dans le fond de leur coeur. Cette fois, j’ai choisi une adaptation romanesque.

Le cinéma n’est pas le réalisme. La vérité est dans les tableaux alors que les peintres ne s’embarrassent pas de réalisme. Du réalisme, il y en a partout, à la télévision, dans les journaux. Mais l’art n’a pas à être réaliste. Le cinéma s’impose par autre chose. Le néoréalisme est du style, mais pas le réalisme qui ne permet que de jolis petits films. C’est la différence qui existe entre les Petits Maîtres et les Grands Maîtres. Les Grands Maîtres ont leur lumière à eux, sans s’embarrasser de savoir quelle lampe éclaire, puisque les choses s’éclairent de l’intérieur.

Je me considère comme un peintre. J’ai toujours inventé mes couleurs et choisi mes pigments moi-même. Ce n’est pas parce que j’allais m’attaquer à une fresque que j’allais passer à la peinture acrylique !

La peinture a souvent influencé l’image et la tonalité de mes films. La Tour pour Romance par exemple. Pour ce film, je me suis tournée vers les Italiens de Florence et de Bergame, comme Lorenzo Lotto. J’aime également beaucoup les peintures du nord - Holbein, Dürer - qui eux aussi peignent des garçons beaux, masculins mais avec des lèvres de fille, des yeux beaux comme ceux des filles. J’aime ce paradoxe de "l’un et l’autre".

Ce qui m’amuse le plus, c’est de faire passer une langue ultra-littéraire pour quelque chose de quotidien. Dans ce film, les dialogues sont longs et lourds de sens, mais seule compte l’émotion. Je fais des phrases complexes, mais elles ne doivent pas être récitées. Elles sont comme une pensée que l’on déroule. Pour les maîtriser, les acteurs doivent être très concentrés. Ils doivent convertir le texte en pensée de façon continue. Pas question d’entendre les virgules et les points ! C’était, comme sur mes autres films, l’un des aspects qui demandait de l’attention.

Même si je n’ai transigé sur rien, je sais que sans cet accident cérébral, j’aurais fait un film différent. Je mets en scène avec mon propre corps et je pensais que cela serait impossible pour ce film. Mais ce fut possible ! Lorsque l’on fait un film, on est tenu à l’impossible, et l’impossible s’est encore produit ! Le cinéma est un autre état, dans lequel on peut tout faire, et c’est pour cela que je l’aime tellement.

Jean-François Lepetit n’a transigé sur rien non plus. C’est un producteur extraordinaire. Personne d’autre que lui n’aurait fait un film aussi lourd avec une personne aussi gravement handicapée. Les assurances refusaient de me couvrir.

J’ai commencé le tournage un an jour pour jour après mon accident. Nous avons débuté par les extérieurs à Fort Lalatte, près du cap Fréhel, et sur l’île de Bréhat, le plus dur du point de vue logistique.

Le film entier m’a demandé huit mois, ce qui est très rapide pour un film de cette ampleur. Je tourne toujours très vite et la qualité des acteurs m’y aide. Je fais des prises longues. C’est un peu risqué car si un seul des comédiens faiblit, il faut tout recommencer. Par contre, quand on obtient des choses magnifiques, on a cinq ou six minutes en boîte. Je suis peut-être folle, peut-être hyperartisanale, mais extrêmement rigoureuse dans le travail.

Une vieille maîtresse est mon film le plus cher. À lui seul, il coûte autant que les dix autres ! Le seul endroit où je pouvais trouver mes décors sans courir des kilomètres se trouvait sur l’île de Bréhat - mon île ! Le tournage était compliqué, il a fallu faire passer les chevaux sur la barge, ainsi qu’un petit train pour le transport de l’équipe. C’est là que j’ai trouvé la maison côtière de Vellini, au bout de la jetée du phare du Paon. La lande est située derrière la maison que je possède là-bas.

Pour les costumes comme pour le reste, je ne veux pas être emprisonnée par le réalisme, bien qu’il s’agisse d’un film d’époque. Pour le personnage d’Asia, j’imaginais une femme fatale des années cinquante avec des décolletés qui seraient ceux de Rita Hayworth et non ceux de l’époque de Barbey d’Aurevilly. J’ai donc suivi mes fantasmes. À mon sens, la plus belle Espagnole de tous les temps, c’est Marlene Dietrich, Allemande et blonde platine, dans La Femme et le pantin. C’est sur cette direction que nous sommes partis.

Au-delà de ces interprétations d’artistes, tous les bijoux, les épingles de cravate, les costumes et les dentelles sont authentiques. Ils participent du climat du film. Toute boiteuse que j’étais, j’allais aux Puces et en rapportais tout ce qu’il me fallait.

Mon approche des décors a elle aussi été instinctive. Par exemple, pour la scène de l’église, j’ai décidé de réaliser mon rêve en choisissant Saint-Augustin pour la porte et Saint-Vincent pour le grand Christ doré de l’intérieur. D’après le scénario, personne ne comprenait ce que l’on tournait à Saint-Augustin et ce que l’on tournait à Saint-Vincent ! Mais, au final, cela crée une sorte d’église idéale à mes yeux.

De même, aux Archives Nationales, je désignais là l’escalier de Ryno, ailleurs la chambre, ailleurs encore les arcades de Tortoni. J’avais décidé de transformer ce lieu magnifique en une sorte de Cinecittà où tout serait tourné. Les boiseries sont restées intactes, dans les tons et la patine or ancien. C’est un lieu exceptionnel. Tout y a été tourné sauf ce qui l’a été à Fort Lalatte et à l’Hôtel de Beauvais, dont je trouvais la façade en demi-cercle essentielle. Et j’ai trépigné pour l’avoir ! Pour l’appartement de la Vellini, je suis tout simplement allée rue Séguier, dans l’hôtel particulier de la famille Schlumberger, où habite la grand-mère de mon fils.