28 FÉVRIER 2011

Catherine Corsini : "Je pensais à ces gens qui ont le talent... mais pas le mode d’emploi."

"J’ai été marquée par l’échec et la folie de plusieurs personnes que j’ai croisées dans ce métier, des gens que je trouvais talentueux, surprenants, et qui ont échoué", raconte la réalisatrice. "C'est violent une telle trajectoire chez quelqu'un que l'on admire..."

Au début des Ambitieux, Judith (Karin Viard) demande à Julien (Eric Caravaca) pourquoi il écrit : «Pour lutter contre la peur de la solitude, le complexe social et la tyrannie du sexe ». Ce sont ces 3 axes qui structurent votre film ?Catherine Corsini : Sans doute. Julien est rongé par un désir de réussir comme écrivain ce qui le met un peu en dehors de son groupe d’amis. On voit bien son isolement au début du film, et son complexe de classe. Julien se vit comme un petit provincial exclu d’un monde qui n’est pas le sien et sur lequel il n’a pas de prise. C’est en rencontrant le fils de l’éditeur qu’il se dit qu’il a peut-être trouvé la clé de cette réussite. C’est là qu’on découvre que sous sa fausse modestie Julien est prêt à tout pour y arriver. Judith s’est hissée à une place sociale où elle brille par sa mauvaise foi et son odieux caractère. Mais cette réussite est une gangue qui la maintient dans une grande solitude. Judith a un rapport très volontaire à tout et à la sexualité. Elle a une manière très primaire de gérer son désir : elle désigne les choses (les êtres) dont elle a envie et s’en empare. Elle décide de tout. L’arrivée de Julien dans la vie de Judith va bouleverser cet ordre si bien agencé.

Les personnages des Ambitieux sont avant tout l’incarnation d’une classe sociale ou le désir d’en sortir… À cet égard, la métamorphose de Julien en écrivain à succès est exemplaire sans pour autant être caricaturale…Il fallait en une heure et demie, dessiner le portrait d’un garçon un peu maladroit et rentré qui va devenir un homme séduisant et avenant que Judith va désirer. Comment y parvenir avec élégance ? Eric Caravaca a réussi à opérer finement ce tournant, avec toujours en tête le souci de ne pas forcer le trait. Son personnage, Julien est porté par le désir de réussir et que Judith le considère comme un écrivain. Quand il arrive à être édité, tout d’un coup, quelque chose opère. Il s’est transformé. Julien est une éponge qui se métamorphose tout doucement, sur des détails : quelques cheveux peignés un peu différemment, des vêtements qui se modifient tout en restant dans les mêmes tonalités… Avec des changements plus notables quand il est en situation de représentation, notamment lors du passage à l’émission de télé. Simon est le modèle inverse de cette réussite et sans doute que son échec pousse Julien à se recentrer encore plus sur son apparence.

Judith et Simon fonctionnent un peu en symétrique : ils sont les deux pôles d’une société où il s’agit de gagner ou de crever…Simon est le clown, le bouffon. Je ne pouvais pas envisager de faire un film sur l’ambition sans en montrer les écueils et les injustices. J’ai été marquée par l’échec et la folie de plusieurs personnes que j’ai croisées dans ce métier, des gens que je trouvais extrêmement talentueux, surprenants, et qui ont échoué à la manière de Simon. C’est violent de voir une telle trajectoire chez quelqu’un que l’on admire. C’est aussi par rapport à ces gens qui ont le talent mais pas le mode d’emploi que j’avais envie de faire Les Ambiteux.

Julien pourrait être un héros de roman ; Judith appartient plus directement à la société d’aujourd’hui.Oui, Julien est porté par mon attachement aux héros de la littérature du XIXe qui raconte la montée à Paris de jeunes provinciaux. La réalité est peut-être assez différente aujourd’hui mais dans ces livres, Paris est représentée comme la ville où tout peut advenir, en tout cas par laquelle il faut passer si l’on veut réussir. Face à cette tradition, il y avait le désir de mettre en scène un personnage de femme moderne, forte qui a réussi à se faire une place centrale dans la société même si on imagine qu’elle a dû en baver. Bien sûr, Judith est un archétype. Toutes les femmes de pouvoir ne sont pas comme elle !

La dimension sociale du film s’imbrique avec un désir plus romanesque. Les Ambitieux fait se croiser deux genres : le film intimiste réaliste et la comédie romantique à l’américaine…Au début du film, j’avais l’impression de revenir aux Amoureux, de retrouver les marques d’un cinéma plus réaliste, plus intimiste. L’arrivée à Paris et l’apparition de Judith, avec ce personnage typiquement parisien évoquait davantage La Nouvelle Eve. Au final, le croisement de ces deux genres aboutit à autre chose encore, qui serait de l’ordre de la fable sur l’ambition. Aujourd’hui c’est davantage la transposition et le récit que le réalisme et la chronique qui m’intéressent : faire croire à des personnages, à des sentiments amoureux, être dans le genre. Quand on est dans le genre, on est dans le cinéma, on sort de l’obsession du vraisemblable, du réalisme. Pourtant au scénario, je ne savais pas exactement où j’allais exactement. Quelle humeur allait s’imposer. Le genre et le ton du film se sont plutôt trouvés à la mise en scène. Je suis partie avec l’envie de faire rire, pour vite retomber sur des choses plus émouvantes, plus profondes, plus sincères. Le moment où le film s’est le plus incarné pour moi est celui de la rupture entre Julien et Judith à l’hôtel, après qu’elle a lu son manuscrit. Cette scène a été la plus forte, bouleversante à tourner. Et c’est aussi celle que l’on a montée le plus vite. Elle a tout de suite fonctionné. La trahison de Julien est enfin révélée à Judith et je me suis rendu compte que le programme du film était dans cette trahison. Les Ambitieux porte tout le temps l’empreinte de la trahison. Julien trahit déjà sa petite amie au début, et il se sert de son copain dont le père est éditeur. Judith trahit son père d’une certaine manière : elle n’a pas la même vie que lui, elle le rejette. Puis elle trahit Julien avec une extrême violence. Pour moi, la trahison, c’est la pire des choses qui puisse arriver, c’est effrayant.

Quand Judith découvre les photos d’elle enfant dans le portefeuille de son père, ses larmes font basculer le film dans une émotion encore plus frontale…Dans la scène de l’hôtel, Judith était dans une colère retenue. Là, son émotion vraie, sincère éclate. Les larmes la submergent. J’avais vraiment envie d’amener Karin dans ce registre d’émotion qui lui est peu habituel. À travers Karin, on voit généralement quelqu’un de fort, qui se défend. Qu’elle soit dépassée me paraissait un enjeu pour elle comme actrice. C’est la vérité des sentiments du père à l’égard de Judith qui lui apparaît, vérité qu’elle a occulté jusque-là. Mais il fallait que ce moment soit bref, qu’on soit à la limite de l’indécence, du voyeurisme, sans tomber dedans.

Avec la fin du film sur le quai de la gare, le registre de la comédie romantique est pleinement assumé…Benoit Graffin et Cédric Kahn m’ont souvent posé la question de savoir si Julien et Judith devaient se retrouver. Et bien sûr nous avons envisagé d’autres alternatives, mais j’ai souvent une idée de la fin de mes films très en amont. Je sais où je veux les emmener. Et là naturellement, je voulais finir dans la comédie romantique. Les Ambitieux raconte une histoire d’amour, l’histoire de gens qui tout en se faisant du mal, en se déchirant, se rendent compte qu’ils s’aiment et ont besoin l’un de l’autre. Evidemment que le geste de Julien d’avoir ouvert la boîte est impardonnable et prive Judith à jamais de cette découverte. Il lui vole ce geste. Mais par ailleurs, il lui rend son père et c’est l’un des plus beaux cadeaux qu’il pouvait lui faire. Elle est obligée de lui faire allégeance.

Pour asseoir cette émotion, il y a la musique…C’est grâce au monteur du film Simon Jacquet que je me suis autorisée à utiliser la musique. Simon m’a convaincu qu’elle participerait à l’émotion du film. Il m’a présenté Grégoire Hetzel et nous avons construit patiemment ensemble la ligne mélodique, déterminer les moments, les tempos, les instrumentalisations. Grâce aux maquettes, on a très vite su que la musique nous paraissait indispensable. C’est très agréable de travailler ainsi et de ne pas découvrir la musique au dernier moment. Le film s’est fait dans une économie de moyens qui réduisait un peu nos ambitions esthétiques. La musique a permis d’amener du souffle, de la grâce et du romanesque. Elle élargit le film.

Comment s’est constitué le casting ?J’ai pensé à Karin Viard. Entre elle et moi, il y a une similarité de rythme, de tempo. Elle colle instinctivement à ma façon de voir les scènes jouées. Elle est très vivante, concrète, tout en amenant l’émotion, le rire. Sa façon d’être me correspond bien. Elle a cette rapidité de jeu que j’aime, comme dans les comédies américaines, justement. Elle va tout de suite à l’essentiel. Et puis elle a cette modernité qui fait qu’elle incarne quelque chose des femmes d’aujourd’hui. Mais je ne voulais pas la reprendre pour lui refaire jouer La Nouvelle Eve. Karin est une actrice à laquelle on peut demander plein de choses. Elle a souvent eu des rôles de fille mal dans sa peau. Là, je voulais qu’elle accède à plus de féminité. Qu’elle campe un autre personnage que ce qu’on a l’habitude de lui voir jouer. Pour moi, il était important que Judith soit une femme jolie. Même si c’est quelqu’un de très dur et agressif, à travers cette méchanceté, je voulais aussi qu’elle soit extrêmement attirante, que sa féminité soit épanouie. Souvent, la femme au cinéma reste regardée par des cinéastes hommes qui ont tendance à l’idéaliser, la mettre sur un piédestal. J’avais envie d’incarner différemment cette imagerie.

Et le choix d’Eric Caravaca ?J’ai fait des essais avec Karin et lui et ils ont été concluants. En fait, ils se connaissent depuis l’âge de quinze ans et il y a eu tout de suite une complicité entre eux. En trois quatre scènes d’essais, j’ai vu qu’Eric aimait travailler et avait de la souplesse, que c’était un acteur varié. J’avais envie de l’amener sur le terrain de la comédie et j’ai vu qu’il en était capable. Il tenait tête à Karin, ce qui n’est pas facile. Eric construit son personnage avec méthode, réflexion. Il est très concentré dans son jeu. Il m’a beaucoup étonnée, notamment dans la scène de la télé qu’on a tourné plusieurs fois et où il devait se décomposer totalement. Je le trouve très bon. Son jeu est fin et toujours juste. Karin et lui sont très différents, parfois opposés comme Judith et Julien mais c’est ça qui apporte la comédie. Je voulais aussi que leur couple soit séduisant, qu’il soit un vrai couple de cinéma que l’on a envie de voir réuni à la fin du film.

Et Gilles Cohen ?Gilles, c’est encore un autre registre de jeu. C’est un acteur riche mais parfois incontrôlable. Il est dans la profusion. Il propose sans cesse. Mais reste très fragile. Avec Gilles tout est comme une première fois même après la dixième prise. Il peut passer du murmure au hurlement. Cela donne un matériau très varié dont on doit trouver les pépites au montage. C’est un acteur touchant. On se demandait souvent ensemble jusqu’où le personnage de Simon devait aller quand il se rend chez Judith et qu’il pénètre dans son appartement. On a finit par jongler entre un côté qui fait peur et aussi un côté grand guignol. Mais surtout ce qui me bouleverse c’est que pour moi, Simon joue enfin un rôle. Il vient venger son copain, mais, en fait il joue sa scène de théâtre, il joue à faire peur. Il est le vengeur masqué.

Et Jacques Weber ?Je le trouvais parfait dans ce rôle d’homme de télévision et de lettres. Il compose avec beaucoup de goût un doux mélange entre un Guillaume Durand et un Bernard Pivot. Il est fin et méchant à souhait. Et jouer un rôle désagréable est très agréable pour un acteur. On m’avait dit que ça ne marchait jamais de filmer une émission de télévision, que c’était « casse-gueule », que personne n’y croirait. Mais je tenais à passer par cette mise à mort médiatique de Julien, que sa déconfiture soit vue par ses amis. J’ai fait en sorte que l’émission soit filmée de manière assez abstraite grâce à un décor très épuré. C’est avant tout le regard des protagonistes sur l’événement qui est filmé.

Et le désir de filmer Julien en plein travail d’écriture ?La référence est un peu prétentieuse, mais, j’avais vu Million Dollar Baby de Clint Eastwood et je me disais que j’aurais aimé filmer l’écriture comme lui filme la boxe : comme quelque chose de dynamique et vivant. Je voulais montrer que l’écriture n’est pas seulement un exercice abstrait mais un effort, un travail concret. Le cerveau est un muscle et la réflexion est une gymnastique, un entraînement. Certes, c’est moins physique de filmer quelqu’un qui tape à la machine que quelqu’un qui cogne sur un sac de sable ! Mais j’avais envie de me coltiner ce côté fastidieux et répétitif de l’écriture…

Le rapport concret à l’écriture passe aussi par la présence des documents du père de Judith…Oui, j’ai aussi fait ce film pour filmer les documents qui se trouvent dans la boîte. J’avais prévenu le décorateur : « Il faut vraiment réussir la boîte, enfin les documents, photos, lettres qui sont dans la boîte ! Il faut qu’il s’en dégage une vérité, qu’on y croie, c’est le pouls du film. Ils sont l’émanation d’un passé qui ressurgit. » Je voulais également qu’on voie Julien voler les papiers, puis en faire des photocopies, toutes ces choses très concrètes qui font que c’est un peu comme si une intrigue policière s’insinuait à l’intérieur du film.

Le livre de Julien occupe à la fois une fonction intime, vis-à-vis de Judith, et une fonction plus politique, en rendant compte d’une époque… Cette alliance du politique et de l’intime vous tient à coeur ?Pour Benoit Graffin, le personnage le plus ambitieux du film, était le père de Judith, qui a fait partie de ces gens qui ont voulu changer le monde dans les années 70 et qui avaient une idée extrêmement généreuse de la révolution. C’est un personnage qu’on imaginait à la Régis Debray ou à la Goldmann, un homme engagé qui s’est brûlé les ailes. J’ai aussi pensé à Michéle Firk une jeune critique de cinéma qui s’est tuée au Guatémala pour ne pas donner ses camarades guérilleros. C’est le film fantôme ou le fantôme de notre histoire.

Les Ambitieux pose la question de savoir dans quelle mesure on a le droit de prendre la vie d’autrui comme matériau de fiction. C’est une problématique qui vous préoccupe en tant que cinéaste ?Je pense qu’on est constitué de la vie des autres. On s’en inspire dans tous les cas. Surtout quand on élabore à un sujet comme celui des Ambitieux, on est obligé de penser à ce que l’on a vécu, observé, et les autres autour de soi nous servent d’objets de réflexion, d’exemples. On est tout le temps en train de piquer à droite et à gauche des sensations, des sentiments, ou des choses plus précises. J’ai souvent le sentiment de voler des choses à des gens pour m’en nourrir mais j’essaie de mélanger. C’est vrai que quand on est cinéaste, on a un peu un sentiment d’impunité, de toute-puissance et que le fait d’avoir un point de vue nous légitime.

Dans le film, Julien n’est d’ailleurs pas condamné…Un peu d’immoralité ! C’est aussi grâce à l’interprétation d’Eric Caravaca… Son extrême sincérité fait qu’il réussit à ce que l’on ne condamne pas son personnage.. Julien reste un idéaliste, quelqu’un qui croit à l’écriture, qui se défonce. Il aime le sujet dont il s’empare. La difficulté était qu’il ne fallait pas en faire un idiot qui ne se rend pas compte du risque et de la portée de son geste. Il fallait arriver à être à mi-chemin et Eric a trouvé ce point délicat. Quand il dit à Judith qu’il a écrit le livre pour elle, cette réplique pouvait ne pas passer. C’est grâce à son interprétation qu’elle fonctionne. Il faut compter sur les acteurs pour faire passer les choses. Certains acteurs font que le langage est dépassé par l’émotion qu’ils transportent.