28 FÉVRIER 2011

Charlotte Gainsbourg : "La veille du tournage, j'ai paniqué..."

Lucy, son personnage, est très flou. Difficile de discerner qui elle est, d'où elle vient. Le réalisateur, Emanuele Crialese, a avoué par la suite à l'actrice que son mouvement de panique l'avait beaucoup aidé... "comme un électrochoc !"

Qu’est-ce qui vous a attirée dans l’aventure de Golden Door ?J’avais été énormément séduite par Respiro. J’ai rencontré Emanuele Crialese, qui était littéralement habité par son projet : il avait une «tchatche» incroyable, mélangeait français et italien avec un enthousiasme communicatif. Le scénario était passionnant, et il était accompagné de documents visuels : des images magiques, des lieux, des gueules, le bateau… Une page d’histoire que je ne connaissais pas, le sentiment de toucher à quelque chose de très authentique dans la culture italienne, je n’ai pas eu une seconde de doute. J’avais sur ce projet un point de vue extérieur, comme une étrangère - ce que je suis aussi dans le film. Je ne savais pas vraiment ce qu’Emanuele voulait faire de mon personnage, je ne voyais pas bien sa progression, mais j’avais envie de participer à ce film choral. A l’époque, on ne savait pas encore où le tournage aurait lieu : on parlait d’Odessa, du Maroc, ou de la Turquie. Quand j’ai su que j’irais passer quatre mois à Buenos Aires, séparée de ma famille, cela a été un choc, mais je n’ai jamais remis le film en question.

Comment avez-vous préparé le personnage ?La première étape a été la fabrication des costumes, qui s’est faite très en amont, à Rome. Emanuele était très ouvert à ce que je proposais. Il me sollicitait : «Ce serait quoi, ta couleur de vêtements ?» Je trouvais intéressant qu’elle ait un col haut, très rigide, qui la distingue des autres femmes, et qu’ensuite, dans le bateau, elle soit un peu plus dénudée… Et puis il y a eu le choix de la perruque : le fait qu’elle soit rousse est devenu emblématique, mais on ne l’a pas su tout de suite. Il a été question que Lucy soit presque rasée. En tout cas, la coiffure devait la différencier des autres personnages. Je ne vais pas me plaindre, je sais qu’il y a des rôles pour lequel le maquillage prend cinq heures, mais les deux heures quotidiennes perruque plus maquillage, c’était un calvaire ! Et puis je n’avais pas mis de corset depuis Jane Eyre, et j’ai eu énormément de mal à être compressée dans cette gaine. J’enviais les figurantes qui n’en portaient pas… Mais tout cela était une façon d’entrer dans le personnage : comme si j’avais un masque, comme si j’étais dans la peau de quelqu’un d’autre, et ça m’a beaucoup portée.

On ne sait pas bien qui est Lucy, on ne sait d’elle que des racontars. Vous en savez plus ?Moi, j’étais partie sur la piste d’une prostituée, qui aurait un passé très lourd, très chargé. Je n’étais pas très sûre. La veille du tournage, il y a eu une grande remise en question, un grand moment de panique. Je suis allée voir Emanuele en lui disant que j’étais dans le flou total, que je ne savais pas ce que j’étais venue faire, que je ne pouvais pas m’appuyer sur les dialogues - quand les autres personnages parlent d’elle, c’est de l’impro, il n’y avait rien d’écrit dans le script. Il a été un peu perturbé : voir quelqu’un qui panique, la veille d’un jour important… Mais il m’a dit ensuite que cela l’avait aidé, comme un électrochoc…

Mais sur le moment, que vous a-t-il répondu ?Qu’il allait réfléchir ! En fait, je suis restée principalement sur mon idée de départ, parce que je voulais m’appuyer sur quelque chose de concret. Mais, par exemple, je n’ai pas travaillé la vulgarité du personnage – à part peut-être par la coiffure ! Sur le tournage, il est toujours resté un vrai mystère autour de Lucy. Emanuele voulait qu’il y ait un doute : un jour, il m’a dit qu’on pouvait imaginer autre chose, qu’elle venait de la haute société, que c’était une femme déchue, rejetée par son mari. On a inventé plusieurs biographies qui tenaient la route. Et puis ce personnage a une fonction symbolique : Lucy fait le lien entre l’ancien et le nouveau monde, incarne une forme de modernité.

Comment s’est passé le travail sur la langue, puisque vous alternez italien et anglais ?Au lycée, j’avais pris italien deuxième langue, mais cela me paraissait lointain et insuffisant. J’ai dit à Emanuele qu’il fallait que je reprenne des cours, que j’aie un coach pour parler italien avec l’accent anglais. A l’un de nos premiers rendez-vous, il m’a tendu le journal italien qu’il était en train de lire, en me disant : vas-y. J’ai lu, il a tout de suite dit : c’est parfait, ne travaille rien… Travailler un accent m’aurait peut-être aidée, pourtant. J’étais déstabilisée quand je devais jouer en italien, j’avais l’impression d’être ridicule, de mal faire. Emanuele ne s’en rendait pas compte, ou alors c’était un outil pour lui. On s’est presque disputé le jour de la scène avec le médecin : je n’en pouvais plus qu’il ne me dise pas si j’allais jouer en italien ou en anglais, je voulais apprendre un texte. Et il a tenu bon jusqu’au bout. Il m’a dit : tu feras la scène en anglais. Et, au moment de la prise, il a changé d’avis : joue-la en italien… !

C’est un tournage qui ne ressemblait pas à beaucoup d’autres…Ah oui, c’est sans doute l’aventure la plus extrême que j’ai connue au cinéma ! Et puis Emanuele a une méthode bien à lui, avec beaucoup d’improvisation, beaucoup de changements de dernière minute dans les scènes ou les dialogues… A Buenos-Aires, on a commencé par des répétitions très physiques. Par exemple, la tempête : une foule qui apprend à bouger ensemble, et à se tomber dessus, comme une chorégraphie. C’était comme un atelier de théâtre. Je communiquais mal avec les autres acteurs ou figurants, parce que je parle mal italien ou espagnol, et le premier contact a été physique : moi qui suis plutôt quelqu’un d’inhibée, j’ai dû me jeter dedans, sans aucune pudeur ! Ensuite, on a tourné successivement les scènes à l’intérieur du bateau, puis celles à Ellis Island, tout cela étant pas mal écrit. Et puis il y a eu les scènes sur le pont, et c’était plus étrange : on était tous convoqués, comédiens et figurants, une masse sur un tout petit bateau, on quittait le quai pour la journée en mer, sans savoir ce qu’on allait faire. Emanuele décidait selon l’inspiration. J’étais au service du film, mais l’ego finit toujours par remonter. Je me disais : est-ce que je vais l’inspirer assez pour qu’il ait envie de me faire tourner aujourd’hui, ou est-ce que je vais rester dans ma loge ? Et s’il s’agit d’une scène de foule, qu’est-ce qu’il voudra de moi, spécifiquement ? J’étais laissée à moi-même. J’ai beaucoup observé, c’était un tel spectacle ! J’ai pris des photos, j’ai fait des croquis. Je pouvais rester en retrait, observer et être observée par les autres, je me sentais dans mon personnage...

Lucy est tout de même un personnage qui évolue, elle est de plus en plus humaine au fil du film…Mais l’antipathie qu’elle dégage, par exemple la manière très hautaine avec laquelle elle déloge une fille de son lit, ça me plaisait beaucoup. J’aurais presque voulu qu’il y en ait plus, j’aime bien les personnages antipathiques ! Et puis, du coup, c’était plus évident de l’amener vers quelque chose de plus humain. Mais je trouve qu’à Ellis Island, elle reste assez hautaine : c’est sa langue, elle sait comment ça se passe, elle est différente des autres… On savait aussi dès de le départ qu’on aurait, Vincenzo Amato et moi, une histoire d’amour un peu particulière à jouer, qu’on allait finir ensemble… Mais c’était amené par toutes petites touches : des scènes dont on connaissait l’enjeu, le cache-cache dans les bouches d’aération, l’arrivée à New York dans le brouillard. Honnêtement, on ne savait pas comment elles seraient montées, on ne pouvait que jouer la situation…

Vous dîtes qu’ils vont «finir ensemble»… Vous êtes sûre ?Oui, je suis très optimiste ! Je sais que c’est un peu idiot d’imaginer un futur à ces deux personnages, mais je suis comme ça.

Est-ce que vous portez un regard politique sur le film ?On peut réfléchir à la vision qu’il donne des Etats-Unis, mais je n’ai pas beaucoup pensé à ça. Il y a un discours évident sur la standardisation : tous ces gens différents, qu’on voit à Ellis Island, et qui vont être coulés dans le même moule. Mais c’est le film d’Emanuele, qui avait tout en tête, qui l’a porté de bout en bout. J’ai fait mon boulot d’actrice, et j’ai de plus en plus le sentiment qu’il s’agit de se mettre au service d’un metteur en scène, pour le plaisir de se laisser porter, guider, sans rien contrôler. Moi j’aime énormément tout le début du film, la manière qu’Emanuele a de saisir la magie de l’ancien monde, de filmer ces femmes, la brutalité de tout abandonner, ce sens des matières, qu’il s’agisse de corps ou de paysages. Et puis tout l’aspect onirique, et comique. C’est drôle, cette carotte géante dans du lait ! Même si on était en combinaison de plongée dans une piscine très froide… !