28 FÉVRIER 2011

Christian Vincent : "Tout succès est un malentendu"

Après "La Discrète" et "Beau fixe", le réalisateur dresse un portrait en demi-teintes d'un fantaisiste médiocre qui connaît pourtant le succès et retourne, le temps d'un week end, dans sa région du Nord...

"Je ne vois pas ce qu'on me trouve" est votre qua­trième film. Quel était le point de départ ?

Christian Vincent : Je pourrais presque dire que c'est parti d'une phrase que j'avais en tête et avec laquelle je voulais faire quelque chose : "Tout succès est un malentendu"... c'est pour cela que j'ai imaginé un film autour d'un personnage ayant un début de célébrité sans savoir, au départ, s'il serait romancier, comédien, animateur ou présentateur de télévision. L'idée était de suivre ce personnage sur une durée très courte, un week-end, dans une ville où il a vécu une partie de son enfance ; une de ces villes du bassin minier où il y a très peu d'activité économique, une région où, à part quelques vestiges, tout a été détruit ou réhabilité. En revenant 30 ans plus tard, il ne reconnaît plus grand chose. J'étais intéressé par cette confrontation entre ce type devenu aujourd'hui une espèce de vedette et les gens qui l'ont connu ou pas.

Pourquoi avoir choisi un comique, un "fantaisis­te" plutôt qu'un romancier, un comédien ou un chanteur ?

Parce qu'un fantaisiste qui ne fait pas rire ou qui n'a pas envie de rire, est tout de suite plus pathétique que n'importe qui. Je voulais que dans cette histoire il y ait un va-et-vient régulier entre les moments drôles et ceux qui le sont moins. Et puis c'était l'occasion de montrer combien l'obligation d'amuser et de faire rire les autres au quotidien peut parfois être pesante, voire même terrifiante pour un humoriste. Etre drôle, ça ne l'amuse pas forcément ; la scène, c'est son métier, ça lui demande du travail, des efforts. Il a d'ailleurs plus d'esprit, il est beaucoup plus drôle au quotidien que sur scène où il se livre à des facilités : l'extrait de son sketch montre bien qu'on n'a pas à faire à un grand humoriste...

Pierre Yves est "un raté qui a réussi"...

S'il fallait le définir en une phrase je dirais que c'est quelqu'un qui ne s'aime pas beau­coup. Le paradoxe veut que c'est en faisant étalage de sa médiocrité qu'il connaît le succès. Donc pour lui, ce succès est un énorme malentendu, une vaste fumisterie et il n'est pas loin de se considérer comme un imposteur. C'est en tout cas quelqu'un d'assez lucide sur lui même. Il est conscient que ce qu'il fait n'est pas très profond, mais bon, le public est là qui l'applaudit...

"Je mets mes pieds sur le lit, je fais du bruit en mangeant,  je ne  tire  jamais  la  chasse d'eau...", Pierre Yves use de cet humour cynique pour draguer Monica !

C'est évidemment pour qu'elle lui réponde, "mais non... mais non... Vous êtes formidable..." Ça, c'est l'autre versant du personna­ge. Il veut bien dire du mal de lui à condition que ça lui rapporte un petit peu de temps en temps. Il est peut-être masochiste, mais c'est un masochiste qui cherche à plaire. S'il déballe ses défauts, ses maladresses et ses problèmes avec les femmes, c'est pour faire rire, pour plaire : c'est son truc pour séduire... C'est le type capable de draguer une fille en lui disant qu'il a un sexe minuscule ou qu'il est impuissant... Il pourrait dire comme le personnage de Carette dans La Règle du Jeu, "pour les avoir, il faut les faire rire". C'est un truc de petit malin, mais plutôt sympathique car il y a aussi un fond de vérité très fort. C'est aussi une façon sincère de dire "Me voilà tel que je suis... Regardez-moi, je ne suis que ça !", et ça le rend touchant.

Cette façon de se montrer sous son vrai jour avec autant de sincérité est aussi un peu auto-destruc­trice...

C'est un mélange de sincérité et de roublardise, parce qu'il ne doit pas être loin de penser que la sincérité, c'est surtout bon à l'égard de soi et qu'à l'égard des autres ça n'a pas grand intérêt, c'est même parfois dangereux... Quand à son côté auto-destructeur... disons plutôt qu'il est comme beaucoup d'entre nous, il a l'envie très forte de tout plaquer, d'en finir avec cette imposture et de quitter la scène... il se trouve qu'il ne le fait pas... Est-ce par manque de courage, ou est-ce parce que comme tout bon masochiste il préfère attendre la chute, la fin d'un succès qu'il sait provisoire ?....

Monica n'est pas la groupie d'un soir. Pierre Yves découvre une fille formidable, quelqu'un de bien, de bien mieux que lui...

Je ne sais pas si elle est mieux que lui, disons qu'elle est son contraire, et comme il ne s'aime pas beaucoup, il trouve en elle des choses qu'il aimerait trouver en lui... on veut toujours ce qu'on n'a pas... Pierre  est  un   personnage  qui,  fondamentale ment, se contente de peu... c'est ça son drame, c'est un manque d'exigence presque chronique, un côté fataliste, "à-quoi-bon-iste", alors que Monica est tout le contraire; elle n'est pas blasée, elle est engagée dans la société et elle attend sûrement beaucoup des gens et de la vie. C'est pour ça qu'entre eux, il n'y a pas beaucoup d'échange possible... il ne peut y avoir qu'un malentendu parce que lui, ce qu'il cherche, ce n'est pas une grande histoire d'amour... ce qu'il cherche c'est une petite étreinte, comme ça, en passant... d'ailleurs il le dit presque clairement dans une scène où ils se promènent ensemble et où il lui parle de la mère Boureau, de cette vieille poivreaute qui servait des petits coups à boire et qui branlait ses copains dans la cuisine... il lui dit :" Vous êtes une sorte de mère Boureau... le temps de mon rêve..." c'est tout de même très clair... et à la limite, quand il la drague dans la voiture, ce qu'il cherche c'est juste  une  petite  branlette,   ni  vu   ni  connu...  Le personnage est comme ça... il a de petites envies...

A travers les décors de son enfance, pendant la visite de cette maison où il a vécu, on découvre tout de même un autre personnage.

Ah oui, parce que là, il ne cherche pas à faire le malin. Il est accueilli par des gens qui ne savent pas qu'il est connu et pour lui, cet anonymat est une chose délicieuse. Il y a bien la jeune femme qui lui dit :" J'ai l'impression de vous avoir vu quelque part..." et à laquelle il répond :"C'est possible..." mais c'est tout.

Pierre Yves, dans la scène du placard, s'enfer­me dans ce recoin où il se cachait enfant pour déjà se soustraire au monde, tout en l'observant. C'est là que son personnage d'humoriste est né ?

Oui, il est sûrement très ému de retrouver cette maison, ce placard où petit garçon il venait se cacher pour observer les gens qui passaient, pour écouter... c'est peut-être là qu'il a pris l'habitude de noter des tas de choses, dans cette position de voyeur.. Et puis cette envie de disparaître dont je parlais tout à l'heure, il peut enfin l'assouvir... pendant les quelques secondes où il est dans le placard, il se soustrait au monde, pas à la manière radicale de quelqu'un qui plaquerait tout, non... à sa manière à lui... modeste.

Pierre Yves est mis une deuxième fois en position de voyeur dans la scène chez Monica. Là, il se trouve, malgré lui, témoin d'une intimidé volée.

Il est un peu comme dans le placard. C'est un voyeur qui ne voit rien ; il entend juste quelques bribes de conversation sans très bien comprendre ce qui se passe... Mais là aussi, sa présence relève du pur malentendu. Il se rend chez elle en s'imaginant je ne sais quoi, et le voilà qui se retrouve accroupi par terre, partagé entre la peur d'être découvert et la honte d'être dans une position ridicule... là encore, il venait avec son petit désir, et il se trouve confronté à quelque chose qui le dépasse et auquel il ne comprend presque rien... la seule chose qu'il comprend c'est qu'une fois de plus, il est un peu minable... il n'a décidément pas de chance... ça n'était pas son week-end...

La séquence de l'apparition inattendue du mari de Monica, un détenu en cavale, est une véritable audace de scénario. Brusquement, une histoire secondaire vient parasiter le récit en l'entraînant d'une manière brève et fulgurante dans un autre genre.

Depuis le début de l'histoire, on est de son côté à lui... on est plutôt dans la comédie, dans la chronique, dans une espèce de jeu un peu superficiel, et puis tout d'un coup, on passe de son côté à elle, presque par effraction, et on bascule dans une autre dimension... c'est un peu comme si un rideau de scène se déchirait, et que derrière le rideau on découvre un petit peu du monde réel... et lui, il assiste impuissant, j'insiste sur le mot impuissant, à une scène à laquelle il n'aurait jamais dû assister... il est sans l'avoir voulu témoin d'une scène de passion amoureuse, de quelque chose de violent, de fort et de douloureux... on n'est plus dans une histoire de drague un peu vasouillarde... La seule chose qu'il lui reste alors à faire, c'est de prendre la fuite et de retourner là d'où il vient... tout ça se terminant au petit matin devant quelques spectateurs endormis qui le sifflent, se moquent de lui, et crient   "A poil !"

On sent un réel bonheur à filmer dans ce film. On oublie la caméra, on est au plus près des gens.

C'est sans doute parce que je tourne avec plus de détachement, plus de désinvolture qu'avant... il faut dire que le matin, quand j'arrive sur le plateau, je ne sais jamais ce que je vais faire. Je n'ai pas de découpage pré-établi, je modifie toujours les dialogues au dernier moment, je tourne avec des gens qui n'ont jamais joué devant une caméra, et tout ça doit finir par se voir d'une manière ou d'une autre... A tel point que le jour où l'on a tourné la scène où Pierre revient dans la maison où il a vécu, Karin Viard croyait avoir affaire à un vrai couple chez qui on tournait vraiment... alors que Lucien, qui est un ancien mineur et Geneviève qui travaille à l'OPAC ne s'étaient jamais rencontrés de leur vie... quand à celui qui fait leur fils, c'est un copain romancier, et la jeune femme qui fait leur belle-fille, elle travaille dans le bar où, pendant la préparation à Liévin, on allait prendre un café chaque jour... mais c'est ça le plus souvent le travail de la mise en scène... c'est créer des liens secrets, des liens invisibles...