28 FÉVRIER 2011

Chroniqueur de nos lignes de fuite

Laurent Cantet, palme d’or à Cannes pour "Entre les murs", s’attache dans ses films à décrypter les relations de l’individu avec la société. Un regard sur l’homme noir et bon à la fois.

Quand les interviews se terminent, on peut voir d’un seul coup ses épaules retomber, enfin libérées du stress. Et puis un autre journaliste le questionne à son tour, et de nouveau son visage se crispe, son grand corps se voûte, ses yeux se fixent, cherchant au fond de lui-même la parole juste. Palme d’or à Cannes pour Entre les murs – récit de la confrontation quotidienne d’un prof avec une classe de jeunes dans un quartier populaire de Paris –, Laurent Cantet est dans la vie comme les héros dans ses films : sur la sellette. Qu’il s’agisse de François ou Stéphane dans Les Sanguinaires ;  de Frank dans Ressources Humaines ; de Vincent dans L’Emploi du temps… A chaque fois, ce qui se joue c’est la relation d’un homme avec le groupe, avec le système.

Les Sanguinaires en 1998 (réalisé pour la télévision dans la collection Arte de films sur le passage à l’an 2000) raconte ainsi les tribulations intestines d’un groupe de Parisiens venus s’exiler pour le nouvel an loin de la folie millénariste dans un phare, sur l’île des Sanguinaires au large d’Ajaccio. Comment ça marche un groupe ? Comment naissent et meurent les moutons noirs ?

L’année suivante, en 1999, Laurent Cantet signe Ressources humaines qui obtient le César du meilleur premier film. A la question du groupe, s’y ajoute la question du travail. Alors qu’un plan social se prépare, le réalisateur observe les tensions entre un père ouvrier et son fils, futur cadre en proie au doute. Laurent Cantet y inscrit la double volonté d’être juste sur la forme – filmer dans l’environnement réel, filmer la machine, faire la jointure entre la fiction et la réalité –, et sur le fond ; il travaille en amont dans des sortes d’ateliers-répétitions avec des acteurs qui sont pour beaucoup amateurs. Cette logique d’ateliers, il la poussera plus loin encore avec les élèves d’Entre les murs comme avec celui qui tient le rôle de leur professeur, François Bégaudeau, ex-enseignant et écrivain, auteur du livre dont s’inspire le film. Avec, en toile de fond, le même questionnement : que faisons-nous là ? Et la dernière réplique de Ressources humaines, qui reste d’actualité :  « Et toi, elle est où ta place ? »

En 2001, fasciné par l’affaire Romand – l’histoire de cet homme qui pendant vingt ans va faire croire à ses proches, sa famille, à la société entière, qu’il a un travail, alors qu’il passe ses journées dans sa voiture sur des aires d’autoroute – Laurent Cantet signe L’Emploi du temps. Mais il s’éloigne de son modèle : là où Jean-Claude Romand fut pris dans un cycle monstrueux d’assassinats, le héros de L’Emploi du temps est un innocent perdu, une victime, qui ne vit que lorsqu’il est seul dans sa voiture en route pour nulle part. Et ce n’est que lorsqu’il réintègre la société par le monde du travail que l’on peut lire dans ses yeux l’abîme de la mort.

Depuis, Laurent Cantet – fils d’instituteurs né en 1961 à Melle dans les Deux-Sèvres et passé par l'IDHEC en 1984 – a signé Vers Le Sud en 2005 avec Charlotte Rampling, fable sur le tourisme sexuel en Haïti, et Entre les murs en 2008. Toujours les mêmes lignes de force qui sont des lignes de fuites, celles que nous portons tous en nous, et dont le réalisateur, récompensé à Cannes, est devenu, à 47 ans, le chroniqueur bienveillant. Laurent Carpentier et Philippe Piazzo