03 JUIN 2017

Cinématographe - Philippe Le Guay: Le Mépris

" C'est si simple un film de Godard. Il n'y a qu'à regarder, écouter les paroles et les sons. Inutile d'écrire, il suffit de décrire simplement pour rendre compte pleinement de toutes les implications de l'image. On dresse souvent des procès d'intentions à Godard (même favorables !), quand ce ne sont pas des intentions mais une tension qui anime chacun de ses films, qui fait de chaque plan la suite logique du précédent. Dans les deux premiers plans du Mépris, il y a deux génériques, l'énumération de l'équipe technique, Bardot qui épelle son corps comme on épelle une phrase un peu compliquée, aux trop subtiles attaches. La lumière varie pendant toute la scène d'amour, un filtre rouge, une absence de filtre, un filtre bleu. Le propos est ainsi établi : la réalité est inépuisable, incernable par les mots (énumération) ou les images (quel filtre ?). Le cinéma fait l'échange avec le réel, car il s'agit de combler un désir. C'est là, dans cette substitution, qu'il se peut qu'on se méprenne. Ici, la méprise est soeur jumelle du mépris. Au contraire du Dernier nabab de Kazan qui s'enfermait à la fin dans la nuit d'un hangar, le producteur Jérémie Prokosch apparaît sortant d'un plateau désert de Cinecitta. Frappé par la lumière du soleil, il lève la main pour se protéger les yeux. Le Mépris est le film de l'éblouissement, de l'aveuglement : éblouissement esthétique d'un côté, aveuglement moral de l'autre. Comme Homère, le personnage de Piccoli opte pour la cécité. Il a toutes les données pour comprendre, et il ne voit pas (...) Il y a beaucoup d'idée dans Le Mépris, les rapports du cinéma et de la vie, la poésie, l'absence ou la présence des dieux. Mais poèmes, citations, discours ne sont ici qu'une stimulation, non un sujet de réflexion mais un objet de rêverie (...) ...la place de Fritz Lang dans le film dépasse de beaucoup le symbole biographique. Dans un remarquable article consacré à Nick's Movie de Wenders, Serge Daney insistait sur le désir de filiation qui poussait certains cinéastes de la Nouvelle vague à inscrire dans leurs fictions la personne physique de leurs pères spirituels, de leurs cinéastes spirituels (Billy Wilder avait fait la même chose dans Sunset Boulevard avec Stroheim). (...) la présence de Lang prend toute sa dimension dans le thème de la médiation (...) quand ils se parlent, les personnages ont toujours besoin d'un médiateur, d'om l'idée admirable de l'interprète (Georgia Moll). Le Mépris est un film où on parle deux fois plus que dans tout autre, mais où on se comprend deux fois moins (...) La médiation constitue le drame intime des personnages (sauf Bardot) mais n'est en aucun cas celui du spectateur. Certes, ce dernier vit en médiation par le biais de l'écran, et c'est l'écran lui même qui ne cessera d'être mis en cause dans le film...”

" C'est si simple un film de Godard. Il n'y a qu'à regarder, écouter les paroles et les sons. Inutile d'écrire, il suffit de décrire simplement pour rendre compte pleinement de toutes les implications de l'image. On dresse souvent des procès d'intentions à Godard (même favorables !), quand ce ne sont pas des intentions mais une tension qui anime chacun de ses films, qui fait de chaque plan la suite logique du précédent.

Dans les deux premiers plans du Mépris, il y a deux génériques, l'énumération de l'équipe technique, Bardot qui épelle son corps comme on épelle une phrase un peu compliquée, aux trop subtiles attaches. La lumière varie pendant toute la scène d'amour, un filtre rouge, une absence de filtre, un filtre bleu. Le propos est ainsi établi : la réalité est inépuisable, incernable par les mots (énumération) ou les images (quel filtre ?). Le cinéma fait l'échange avec le réel, car il s'agit de combler un désir. C'est là, dans cette substitution, qu'il se peut qu'on se méprenne. Ici, la méprise est soeur jumelle du mépris.

Au contraire du Dernier nabab de Kazan qui s'enfermait à la fin dans la nuit d'un hangar, le producteur Jérémie Prokosch apparaît sortant d'un plateau désert de Cinecitta. Frappé par la lumière du soleil, il lève la main pour se protéger les yeux. Le Mépris est le film de l'éblouissement, de l'aveuglement : éblouissement esthétique d'un côté, aveuglement moral de l'autre. Comme Homère, le personnage de Piccoli opte pour la cécité. Il a toutes les données pour comprendre, et il ne voit pas (...) Il y a beaucoup d'idée dans Le Mépris, les rapports du cinéma et de la vie, la poésie, l'absence ou la présence des dieux. Mais poèmes, citations, discours ne sont ici qu'une stimulation, non un sujet de réflexion mais un objet de rêverie (...)

...la place de Fritz Lang dans le film dépasse de beaucoup le symbole biographique. Dans un remarquable article consacré à Nick's Movie de Wenders, Serge Daney insistait sur le désir de filiation qui poussait certains cinéastes de la Nouvelle vague à inscrire dans leurs fictions la personne physique de leurs pères spirituels, de leurs cinéastes spirituels (Billy Wilder avait fait la même chose dans Sunset Boulevard avec Stroheim).

(...) la présence de Lang prend toute sa dimension dans le thème de la médiation (...) quand ils se parlent, les personnages ont toujours besoin d'un médiateur, d'om l'idée admirable de l'interprète (Georgia Moll). Le Mépris est un film où on parle deux fois plus que dans tout autre, mais où on se comprend deux fois moins (...) La médiation constitue le drame intime des personnages (sauf Bardot) mais n'est en aucun cas celui du spectateur. Certes, ce dernier vit en médiation par le biais de l'écran, et c'est l'écran lui même qui ne cessera d'être mis en cause dans le film...”