28 FÉVRIER 2011

Claude Miller : "Transformer les souffrances en travail..."

Le cinéaste s'est 'inspiré de "La Mouette" de Tchekhov pour évoquer les tourments artistiques (et amoureux) de deux générations qui s'affrontent autour de l'idée de créer une oeuvre de cinéma.

Dans quelle mesure La Petite Lili est-elle une libre adaptation de La Mouette de Tchekhov ?

Il y a une di­zaine d'années, j'ai relu La Mouette et j'y ai trouvé que même si la pièce se déroule au XIXe siècle dans le milieu du théâtre et de la littérature, tel­lement de concordances avec nos vies de cinéastes, de comédiens, que j'ai eu envie de l'adapter au cinéma, afin de montrer combien les personna­ges sont contemporains et uni­versels. Tous les personnages de la pièce sont les héros du film : Nina est Lili (Ludivine Sagnier) qui rêve de devenir comédienne. Treplev est deve­nu Julien (Robinson Stévenin) jeune cinéaste débutant et intransigeant. Arkadina sa mère est Mado (Nicole Garcia) une actrice talentueuse. Trigorine est Brice (Bernard Giraudeau), réalisateur à succès et amant de Mado. Macha est Jeanne-Marie (Julie Depardieu) l'amoureuse incomprise de Julien. Sorine est Simon (Jean-Pierre Marielle)... La Mouette a donc été le point de départ de La Petite Lili, à ceci près que je considérais que le IVe acte ne pouvait plus fonctionner avec les jeunes gens de notre époque. Mon adaptation s'évade vers un autre dénouement. Avec mon co-scénariste Julien Boivent, nous avons donné une autre fin, de façon à montrer comment les artistes peuvent transformer leurs souffrances, leur vécu en travail et, dans le meilleur des cas, en œuvre d'art. C'est notre lot, notre vie à nous autres cinéastes et comédiens.

Julien, jeune cinéaste intransigeant et fou­gueux aurait-il à voir avec le Claude Miller des débuts ?

J'étais beaucoup plus timide, réservé, diplomate ou disons plus hypocrite que lui ! Mais je ressens Julien profon­dément. Ce qui m'a intéressé, c'est de retrouver toute cette exigence, cette volonté, ce radicalisme que j'avais en moi et qui sont le fait de la jeunes­se. Face à Julien, il y a bien sûr Brice, cinéaste d'âge mûr, auquel je ressemble aussi. Mais, vous savez, dans ce film, je suis un peu tout le monde, Lili, Mado, Simon...

Pour vous, devenir réalisateur, c'était vraiment un désir de jeunesse ?

Ah oui, depuis que j'ai l'âge de 12 ans. J'étais un fou de cinéma et je n'ai jamais imaginé faire autre chose. J'habitais en banlieue et j'allais au cinéma deux, trois fois par semaine. Quand j'étais tout gamin, je pensais que c'étaient les acteurs qui se réunissaient et qui faisaient le film ! Quand j'ai compris qu'il y avait un maître d'œuvre, un chef d'orchestre, j'ai voulu devenir cet homme-là.

Ne vous situez-vous pas aujourd'hui plus du côté de Brice, cinéaste consensuel, que de celui de Julien réalisateur débutant « pur, sans compromis » ?

On ne sait pas trop quel type de film réalise Brice. Il fait des films qui marchent mais pas de la soupe ! Il est, comme moi, le genre de cinéaste par­fois maudit par les jeunes cinéastes. Je ne suis pas non plus considéré par une certaine presse comme étant un cinéaste à la pointe de la modernité. Je fais un cinéma d'expression personnelle comme on dit. Et c'est à prendre ou à laisser ! Brice me ressemble dans la mesure où il essaye d'exprimer ce qu'il est, à l'âge qu'il a. Il est très sincère. Il est certain qu'il tient compte et de façon presque inconsciente d'un tas de considérations, non pas commerciales mais réalistes, pragmatiques. Il est normal que quelqu'un comme Julien soit plus radical car il ne s'est pas encore frotté aux dures réalités du métier. Julien considère Brice comme « un fonctionnaire du cinéma qui joue au golf avec le Ministre de la cul­ture ». Il a des mots très durs envers lui, déclarant qu'il est «l'ennemi» et que le cinéma qu'il fait le «menace ». Un cinéma incarné par des personnages «sur-écrits, sur-signifiants... du vent pour les acteurs qui font leur numéro de caniche ».

Avez-vous été victime de ce genre d'attaques ?

On peut se faire éreinter par la critique et par des jeunes cinéastes. Ce n'est pas grave, cela fait partie de la vie. Et c'est pour cela que cela m'amusait de montrer ce jeune garçon s'affronter à un cinéaste mature en essayant de donner le point de vue, les rai­sons qui animent ces deux hommes. Encore une fois, je me sens aussi bien Julien que Brice. Je partage avec Julien le même regard sur la vie, l'amour, cette volonté d'être vrai, de ne pas s'affubler d'un faux nez ou d'oripeaux. Les relations entre Julien et sa mère Mado, inter­prétée par Nicole Garcia, sont conflictuelles. Elle est une comédienne reconnue et la maîtresse de Brice. Julien reproche à Mado ses succès cinématogra­phiques. Lorsqu'il montre son premier court-métra­ge au petit cercle familial, elle le traite de «Bergman de province, d'ayatollah, de petit crétin prétentieux».

Après Betty Fisher et autres histoires, encore un rôle de mère dure pour Nicole Garcia !

Mado est certes dure mais aussi terriblement fragile. Je voulais absolument retravailler avec Nicole Garcia, nous nous entendons très bien et nous avons une grande complicité intellectuelle. Il était évident lorsque je pensais au personnage de la mère de Julien que le rôle lui reviendrait. Mado est à un âge très difficile pour une femme, par rapport à la séduc­tion, à l'amour, à l'affectivité, aux jeunes filles qui arri­vent. Elle montre bien ses fêlures, elle est en ce sens transparente. Mais les rapports difficiles entre Mado et son fils ne commencent pas avec le début du film. Ils remontent à bien plus loin dans le passé. Elle sait très bien que Julien considère que les films qu'elle tourne, «c'est de la daube » comme il dit. Elle est sur la défensive. Elle arrive avec une armure. Il s'agit d'un vieux contentieux entre eux. Par ailleurs, c'est un métier qui est tellement basé sur le regard des autres, on en est tellement dépendant que cela explique cet état d'extrême fragilité. Il faut être d'une force extraordinaire, inouïe, pour y résister.

Vous l'avez cette force-là ?

Pas du tout ! Quand je suis attaqué par la cri­tique je suis très malheureux. Et lorsque je suis louan­gé, je suis vite flatté, on peut m'avoir très facilement par la vanité ! Et je ne changerai jamais. Pas la peine de faire un numéro ou de donner le change. Je ne suis pas du tout blindé.

Lorsque Lili arrive à l'Espérance, dans la maison de l'île aux Moines, elle sème le trouble, le désir, la jalousie et, fatalement, elle amène la tragédie.

C'est une jeune fille qui veut être comédien­ne. Elle veut briller, elle pense qu'elle a du talent, une richesse artistique. Le temps d'un été, elle navigue auprès de gens qu'elle admire, Brice, le grand cinéas­te qu'elle va séduire, Mado, la grande actrice qui est la mère de son petit ami Julien. L'ambition de Lili, son aveuglement, son éblouissement par rapport à la réussite des autres, ce sont des choses auxquelles tout le monde peut s'identifier. Elle payera la note à la fin. Ludivine Sagnier a cette justesse. Elle était la plus authentique et surtout la moins « poéteuse » de toutes les jeunes actrices de sa génération que j'avais rencontrées lors des essais pour le rôle.

Tous les personnages de La Petite Lili sont des êtres en souffrance.

Comme nous tous. La vie n'est jamais une part de gâteau. On a des tartines d'amertume à déguster.

La Petite Lili est un film choral avec des personnages très symétriques.

Absolument. Il y a Lili, la jeune comédienne et Mado. l'actrice mature. Il v a Julien le jeune cinéaste et Brice le réalisateur confirmé. Quant à Simon, inter­prété par Jean-Pierre Marielle, c'est une espèce de vieil enfant, conscient des années qui passent. Il voit le drame se dérouler devant ses yeux, avec philoso­phie et lucidité. Et son regard est d'une grande bien­veillance, un regard assez proche du mien. Son personnage est directement inspiré de Sorine, L'homme qui voulait de Tchekhov. Jeanne-Marie interprétée par Julie Depardieu a cette même hon­nêteté. Elle a de la dignité, de la vaillance, de la com­passion. Elle est amoureuse de Julien mais, au début, n'est pas payée en retour. Prête à se dévouer corps et âme pour Julien, elle aura, finalement, le dernier mot. Il n'y a pas de bon ou de méchant dans cette histoire. Il y a les caractères qui s'affrontent, les pas­sions qui se frottent les unes aux autres. Et puis, à la fin, tout se résoud. Cinq ans après le drame, Julien réalise un film où tout le monde se retrouve sur le tournage, dans une espèce de nostalgie des étés passés dans la maison familiale de l'Espérance. La maison de la jeunesse où tous les espoirs étaient permis. Il me fallait une maison au bord de la mer, l'île aux Moines était le lieu de l'action, idéal. Quelle que soit la violence du drame, le paysage devait être à la fois paradisiaque et fiévreux.

En montrant l'envers du décor, avec le tournage du film très autobiographique de Julien qui s'inspire du dernier été tragique à l'île aux Moines, vous ne feriez pas un peu votre Nuit américaine ?

On dit ça... Mais ça m'agace un peu. C'est une facilité journalistique d'évoquer La Nuit américaine simplement parce que j'ai travaillé avec Truffaut ! La Petite Lili n'a rien à voir avec La Nuit américaine, film sur la fabrication du cinéma. La Petite Lili ressemble­rait plus au Mépris de Godard ou aux Ensorcelés de Minnelli.