28 FÉVRIER 2011

Cristi Puiu : " Kafka et la littérature russe du XIXème siècle m'ont aidé à trouver des formes pour transmettre ma vision du monde"

Kafka, Tolstoï... Des repères littéraires pour un grand moment de pur cinéma. "La Mort de Dante Lazarescu" est l'un des films les plus étonnants vus en 2007. Pour raconter le périple tragique d'un vieil homme dans une société roumaine déboussolée, Cristi Puiu a imaginé son deuxième long métrage comme un "road movie en huis clos" et comme une thérapie. Le personnage de Monsieur lazarescu lui ressemble dit-il et le cinéma l'aide à vivre : " il y a une souffrance et il me faut la sortir du corps et lui donner forme à travers le cinéma"...

Comment est né votre film?Cristi Puiu : Je suis très attaché à Eric Rohmer et voulais donner la réplique à ses Six contes moraux. Avec mes associés nous avons fondé la société de production Mandragora pour tourner mes Six histoires de la banlieue de Bucarest qui seront des histoires d'amour : l'amour du prochain, l'amour entre homme et femme, l'amour de la progéniture, l'amour du succès, l'amour amical et l'amour charnel. Pendant plusieurs mois, nous avons cherché le ton juste pour ce premier volet qui raconte l'histoire de Monsieur Lazarescu et de sa lente disparition. Le film parle d'un monde où l'amour du prochain n'existe pas, parle de quelqu'un qui a besoin de l'aide que tout le monde lui refuse.

D'où vient l'idée d'explorer le monde de l'hôpital?Au début je me suis demandé ce que pourrait donner un Urgences à la roumaine. Quand on regarde cette série américaine, ça bouge dans tous les sens, la chorégraphie des personnages est spectaculaire, mais je n'arrive pas à y croire. Dans mon pays, le corps médical vit au ralenti, sous Valium, comme si les gens avaient encore 500 ans à vivre. J'avais envie d'explorer cet univers car il offre la matière propre à bâtir un certain suspense. Bizarrement, cette lenteur typiquement roumaine accentue la tension.

On apprend peu de choses sur le caratère et le vécu de Monsieur Lazarescu. Comment voyez-vous votre personnage?Son identité n'est pas très marquée. Son appartement, ses vêtements, sa façon de vivre avec ses trois chats donnent juste quelques indices au spectateur. C'est l'observation des circonstances qui crée une certaine tension. Monsieur Lazarescu fait partie de ces gens têtus qui s'accrochent aux idées fixes et ne veulent pas en savoir plus. Il est arrivé là - avec ses trois chats dans son appartement. Il n'est pas une victime de son destin mais va mourir dans l'indifférence générale. C'est une fin dans la solitude, ce qui est banal et dérangeant à la fois : qu'on meurt en héros ou en SDF - à la fin, on est toujours seul.

Le nom de Monsieur Lazarescu renvoie-t-il aux miracles?Dans le film, les noms Dante, Anghel, Virgil ou Rémus ont des résonances particulières, quelques clins d'oeil symboliques. Tout le monde sait que Jésus a ressuscité Lazare mais personne ne sait comment il est mort. Notre film pourrait être la mort hypothétique de Lazare au XXIe siècle en Roumanie -dans l'indifférence, la solitude et dans un contexte marqué par l'incommunicabilité.

D'où vient ce manque de communication ?En Roumanie, une certaine somnolence nous caractérise. Par ailleurs, nous sommes des maîtres dans l'art du dialogue de sourds. Ça donne des situations amusantes qu'on retrouve par moment dans le film. J'observe un homme qui meurt, sa disparition, les dernières heures de sa vie. Il doit composer avec ce qu'on lui donne - des mots, des phrases, des noms. Comment dire adieu à ce monde ? Surtout avec ces dernières choses incroyablement banales et stupides.

L'hôpital, comme décor, reflète-t-il un microcosme cruel dans notre société ?Les médecins doivent soigner leur prochain, à l'hôpital il leur faut rester assez froids et distants. Quand ils font face à une personne souffrante, ils doivent lui insuffler un sentiment de sécurité. Les médecins traitent 30 à 50 clients par nuit. Devant une telle masse humaine même un ange descendu du ciel commencerait à s'endurcir ! L'hôpital avec toute cette agitation livre le décor idéal d'une comédie humaine. Je voulais offrir à Lazarescu un matériel suffisamment riche pour qu'il puisse «tourner» ses dernières images, le dernier film du monde qu'il va quitter. À la fin du film, on appelle un certain « docteur Anghel », mais il reste invisible.

Pourquoi les extérieurs, la ville et la nature, sont-ils absents de votre film ?J'aime l'idée d'un road movie nocturne en huis clos. Le Matos et la thune, mon premier film, se déroulait déjà dans une voiture. L'idée de l'enfermement me travaille. Jeune, Kafka m'a influencé et ça a certainement laissé des traces. Tout comme la littérature russe du XIXème siècle m'a aidé à trouver des formes pour transmettre ma vision du monde. Dans une nouvelle de Tolstoï, La Mort d'Ivan lllitch, le monde se transforme devant les yeux d'un mourant. Mais comment montrer cette sensation de mourir de l'extérieur ?

Vous filmez presque en temps réel...Apprendre la vérité sur une situation, aussi banale soit-elle, peut prendre une vie entière. L'histoire du film se déroule pendant six heures, mais on ne peut pas la raconter en temps réel. Le cinéaste est obligé défaire une sélection dans la réalité : chaque fois qu'on coupe, qu'on tourne la caméra ou le regard vers une certaine situation, on tourne le dos à une autre. La disparition lente de M. Lazarescu s'étale sur une longue durée pour laisser au spectateur le temps de passer par tous les états d'âme que suscite le film : de l'ironie ou la pitié jusqu'à la colère, la frustration et l'impuissance.

Filmez-vous avec la caméra à l'épaule pour que le spectateur sente sa présence "humaine"?J'aime réagir vite, pouvoir capter les répliques et les mouvements des personnages sur le vif. J'aime qu'on puisse sentir la présence de la caméra et particulièrement dans une situation où il n'y a pas de véritables relations entre les personnages. Dans un monde égoïste, la caméra doit être attentive et trouver sa place comme observatrice. Le spectateur, de son côté, doit y trouver suffisamment d'espace et de distance respectueuse pour pouvoir observer et laisser travailler son imagination.

Comment travaillez-vous avec les acteurs?Mes films sont très écrits et la caméra ne bouge pas par hasard. Notre budget était très restreint et on s'est préparé à filmer pendant 39 nuits dans différents hôpitaux de Bucarest. On a répété pendant trois semaines avant le tournage pour définir les personnages et pour régler méticuleusement tous les mouvements de caméra. J'ai donné l'ordre au caméraman de ne pas bouger la caméra trop tôt car elle ne doit pas annoncer la réplique ou le mouvement d'un personnage. Ma caméra court après le réel.

Quelle place la parole occupe-t-elle dans vos films ?Comme mon film parle de la communication, nous montrons le plus souvent possible des relations à trois : deux personnes dialoguent, le troisième arbitre. Mais je montre aussi que ce principe du triangle ne fonctionne pas du tout.

Quelles sont vos influences ?J'étais peintre lorsque j'ai découvert le cinéma avec Stranger than paradise de Jim Jarmusch. Sa sècheresse et son minimalisme, à mille lieux du divertissement américain, m'ont enthousiamé. Aujourd'hui je me sens proche du style de Raymond Depardon et de John Cassavetes. Chez Rohmer, j'aime l'économie de moyen, sa morale. Il arrive à donner une expression à nos questionnements profonds, nos peurs et angoisses avec une apparente légèreté. Rohmer reste attaché à l'être humain et se maintient à une certaine distance respectueuse.

Pourquoi voyez-vous, à 38 ans, le monde si noir ?J'ai peur de mourir. Quand en 2001, mon premier film Le Matos et la thune a été sélectionné à Cannes, j'ai connu une longue dépression qui a duré deux ans. À ce moment-là, mon hypocondrie aiguë s'est déclenchée. J'ai parfois, aujourd'hui encore, des angoisses et des états d'anxiété assez profonds. Inconsciemment, j'avais le sentiment que toutes les cellules qui me composent allaient disparaître.

Quel rôle le cinéma joue-t-il dans votre vie ?Il m'aide à vivre, à exorciser mes peurs. Ce film-là reflète mes crises d'hypercondrie. Pendant deux ans, j'ai voyagé sur le net pour m'expliquer les problèmes de santé que je croyais avoir. Un caillou dans les reins, c'est l'expression parfaite de la souffrance. Il me faut la sortir du corps et lui donner forme à travers le cinéma.

Y-a-t-il une lueur d'espoir ?Mon film est noir, mais l'espoir te tombe dessus au moment où tu quittes la salle de cinéma ! Mes personnages sont humains, faibles - on peut s'y reconnaître et y trouver de l'espoir. Ils font parfois des mauvais choix comme s'ils étaient pris dans un mécanisme. Je voudrais que le film me ressemble, avec mon espoir autant qu'avec mes peurs, mes angoisses. Je me remets en question tout le temps.