28 FÉVRIER 2011

Danielle Arbid : "Rétablir avec le monde une relation passionnelle"

De la guerre elle dit : "la peur de mourir à chaque instant finit par procurer un curieux sentiment de liberté. On vit intensément." La cinéaste sait de quoi elle parle, elle qui a vécu le conflit libanais de l'intérieur.

Votre film se passe au Liban, dans les années 1980, dans un contexte pour le moins chaotique. Pourquoi parlez-vous de la guerre ?Danielle Arbid : Finalement parce que la guerre ne m’effraie pas. C’est dans ce sens-là que j’ai voulu faire ce film. Pour montrer comment on la vivait de l’intérieur. J’ai habité au Liban entre 1975 et 1990, je sais donc que l’être humain peut se familiariser avec la peur et le danger. Je l’ai expérimenté. On peut rire et aimer en temps de guerre. Tous les sentiments sont exacerbés, et la peur de mourir à chaque instant finit par procurer un curieux sentiment de liberté. On vit intensément.

La guerre forge, en quelque sorte, les comportements. C’est ce que vous montrez…Côtoyer le danger est enivrant, et je parle de cette sensation dans le film. Je raconte ce que je connais. Je suis la fille de mon pays et d’une époque. J’ai vécu au cœur d’une guerre civile, dans une famille particulière. Comme beaucoup d’adolescents à cette époque, je découvrais la musique occidentale, notamment le rock. Ces éléments ont marqué à jamais ma vision du monde et m’ont donné le goût de la démesure. C’est sans doute pour tout cela que je fais du cinéma, pour rétablir avec le monde cette relation passionnelle.

Votre film parle d’une guerre qui se déroule à l’intérieur de l’appartement familial, comme une métaphore du conflit extérieur…Quand j’étais enfant, on déménageait souvent à cause des dettes de mon père. À l’époque, j’avais l’impression que notre drame était encore plus cruel et plus terrible que les bombes qui s’abattaient sur nous. À mes yeux, la cruauté naissait dans la maison, c’est de là qu’elle partait et qu’elle contaminait le pays entier. Cette cruauté est au centre de Dans les champs de bataille. Je filme la guerre depuis la famille, comme si on se trouvait dans l’oeil du cyclone. On peut, en effet, me reprocher de ne pas beaucoup montrer les barricades, mais je n’ai jamais rien compris à cette guerre, ni aux autres d’ailleurs. Je n’ai aucun sens, aucune logique politique. Même en réalisant des documentaires, je ramène tout à mon expérience personnelle car je crois foncièrement à la subjectivité du propos et dans l’individu.

Cette cruauté ambiante déteint donc sur Lina, votre personnage principal.Oui, elle déteint. Lina est le pendant exact de son environnement ; soit elle tue, soit elle meurt. Donc, elle tue. Elle s’adapte aux circonstances. Au début du film, elle résiste un peu, mais progressivement, elle se laisse happer par son univers. Elle a un comportement animal. Cette fille sait d’emblée, à l’âge de douze ans, qu’elle habite une jungle. Et elle devient obsédée par une idée fixe, celle d’être perçue par les autres et de faire partie de leur clan. Elle est, en quelque sorte, plus forte que la violence qui l’entoure car elle finit par l’apprivoiser.

C’est son côté vampirique, plus les gens autour d’elle vont mal, plus elle semble aller mieux…Lina se nourrit du malheur des autres pour se fabriquer une sorte de cocon. Quand la réalité devient insupportable, elle se réfugie dans son monde intérieur. Puis elle trouve un objet de transfert, de fixation : Siham, la bonne de sa tante, victime comme elle d’une certaine ségrégation, d’une mise à l’écart. Lina tombe amoureuse de cette bonne qui habite au-dessus de chez elle. Elle se nourrit de son univers fantaisiste, mais le jour où Siham décide de s’enfuir avec un homme, Lina la dénonce. Cette dénonciation est une trahison d’amour, instinctive et nécessaire. C’est ensuite qu’elle remue en elle quelques enjeux moraux.

Lina et sa famille se battent entre eux mais aussi pour rester en vie…Pas vraiment. Je filme ici les derniers jours de cette famille avant l’explosion. Avant que leur monde ne déraille définitivement. En attendant cette fin, chacun vit à la lisière, sur la brèche, menant son petit business et, forcément, il y a des conflits d’intérêt. Il n’y a ni victime ni bourreau dans ce film, mais plutôt des perdants et des gagnants occasionnels.

Quelle a été votre approche des personnages ? Comment avez-vous choisi les acteurs pour les incarner ?Mes personnages sont tous dans une impasse. Quelque part, ils sont presque morts et je ne filmais que cette couche si fine de leur survie. Je voulais que les acteurs qui les incarnent soient donc marqués par la vie. Pendant le casting, je ne retenais que les gens avec qui j’avais envie de parler et dont je sentais qu’ils allaient prendre des risques. Par exemple, au départ, j’ai choisi une comédienne pour le rôle de la tante, mais qui appréhendait de dire le mot «pute». Au dernier moment, je l’ai remplacée. J’ai demandé à ma propre tante de jouer le rôle d’Yvonne. Ma tante n’avait jamais joué de sa vie, mais elle savait balancer «pute» avec classe. Et elle s’est avérée un personnage exceptionnel.

Il y a beaucoup de sensualité dans le film : l’escapade en voiture, le regard de ces filles sur les corps des jeunes miliciens, la scène de l’abri où Lina apprend à embrasser…Le sexe est la préoccupation des deux personnages principaux. Et au casting, j’ai choisi deux filles qui puissent susciter ce genre de trouble. La petite est un mélange d’effronterie et d’appréhension ; une tête de femme sur un corps menu d’enfant... Quant aux jeunes garçons qui traînent dans le film, je voulais montrer des corps flottants et indolents. J’aime décrire l’adolescence comme dans le cinéma indépendant américain ou asiatique. Un monde de petites frappes où tout est immédiat : le sexe, la violence et le plaisir.

Cinématographiquement, quels ont été vos choix ? Le film est cadré très serré, très proche des visages et des corps.Nous sommes dans l’exploration des sentiments. Je voulais fragmenter un monde que l’on ne perçoit que par bribes et filmer instinctivement, très près des corps, dans les détails. Comme un canevas qui se tisse et n’est révélé qu’à la fin dans sa totalité. Je voulais que la couleur du béton rappelle la couleur de la chair et que la chair soit omniprésente dans le film. Je voulais aussi qu’entre la dureté de certaines actions et le côté contemplatif d’autres, le paradoxe s’installe. Je voulais suspendre le temps et puis l’accélérer à travers les scènes de violence. De la noirceur des décors à la vulnérabilité des corps, j’imaginais comme un voile qui envelopperait ce film dans un passé violent et bien protégé, qui ne devient jamais présent.

Votre passé…Je ne raconte pas ma vie, mais des sensations que j’ai pu éprouver. Quant aux faits, j’en livre une partie en donnant des clés; mon père était joueur de poker, ma tante est un personnage du film… Le reste n’est pas très important.