28 FÉVRIER 2011

Deux ans de tournage, trois périodes...

Le réalisateur, Simon Reggiani, et son chef-opérateur, Alain Choquart, racontent l'aventure d'un tournage hors normes : vingt jours de tournage seulement... étalés sur deux ans !

> DE  FORCE  AVEC  D'AUTRES PAR ALAIN CHOQUART (chef opérateur du film )

Le premier jour de tournage semble si loin : 3 ans...

C'est qu'il en faut, du temps, pour faire un film tout à soi. Et il est facile, aujourd'hui, de porter aux nues ceux qui, comme Cassavetes, ont réalisé leurs films avec leurs moyens propres, presque en voleurs. Mais on ne vous laisse pas si facilement raconter l'histoire des gens que vous connaissez, la famille, la culpabilité...

Une toute petite équipe a eu envie de s'embarquer avec Simon pour l'aventure de ce film, de l'Italie à l'Olympia en passant par les quais de Seine, tournant tantôt trois jours, tantôt dix, quand il y avait de quoi acheter de la pellicule...

La preuve fut faite qu'il n'y a besoin ni de douleurs, ni de tensions pour que la création, même la plus intime, s'exprime.

A ceux qui traverseront le film trop "vrai", instinctif et vécu, on ne peut que rappeler le risque qu'encourt l'auteur à dévoiler son âme, rappeler l'expérience de Michel Leiris : "Mettre à nu certaines obsessions d'ordre sentimental ou sexuel, confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte, tel fut pour l'auteur le moyen -grossier sans doute, mais qu'il livre à d'autres en espérant le voir amender - d'introduire ne fût-ce que l'ombre d'une corne de taureau dans une oeuvre littéraire". In ("De la littérature considérée comme tauromachie").

Alain Choquart

> DE  FORCE  AVEC  D'AUTRES PAR SIMON REGGIANI

On a tourné le film en trois périodes, sur plus de deux ans, ce qui représente en tout et pour tout une vingtaine de jours de tournage. On a commencé par trois jours en juin 89, et on s'est aperçu tout de suite, et c'est ce qui m'a engagé à continuer et à en faire un long métrage, qu'on obtenait beaucoup de Serge Reggiani, qui a pourtant la réputation d'être un acteur difficile; cinq à sept minutes utiles par jour avec une intensité d'émotion qui coupait court à toute velléité de découpage trop pointu. C'est un tournage qui devait complètement s'adapter à la personnalité de l'acteur.

Acte 1 : Trois nuits chez Serge

J'avais participé avec l'écrivain Blaise N'Djehoya à l'écriture d'un "Autoportrait" de mon père, à partir de trente feuillets de notes personnelles qu'il m'avait donnés. Le livre s'appelle "La Question se pose" et elle restait posée à la fin de cette recherche: je voulais continuer à faire des investigations dessus, parce que je n'avais pas eu l'occasion pendant la rédaction de confronter les notes de Serge à Serge lui-même, pour lui ça avait été une manière de se débarrasser de son histoire, de la refiler à son fils.

Le livre s'était fait sous la direction d'André Bercoff, qui était chez Robert Laffont à l'époque et il nous a proposé à la fin de réaliser à partir de notre travail une sorte de clip littéraire. On a réuni une équipe, et je suis parti d'une situation qui ouvre un peu le livre: Serge s'installe dans son énième nouvel appartement, puisqu'il déménage sans arrêt, vieux stigmate de l'immigré perpétuel, français en Italie, italien en France; il s'installe dans cet appartement, qu'il a choisi pour une spécificité : en passant devant sa fenêtre, les bateaux-mouches aspergent son plafond de lumières multicolores et ça le laisse presque en état d'hyperesthésie; il redoute le rendez-vous avec le bateau-mouche, parce qu'il a peur de revoir sa vie et certains épisodes douloureux repassés en accéléré; et il devance un petit peu l'appel en livrant à la caméra un certain nombre de souvenirs douloureux, ce qui va lui permettre de profiter de l'illumination.

Quels étaient les sujets forts qui sont venus à ce moment-là ? Ses idées noires, c'étaient, par ordre d'importance: le suicide de mon frère, Stéphane; la mort du petit frère de Serge; le souvenir du suicide d'Evelyne Rey, qui était sa partenaire dans "Les séquestrés d'Altona"; et la proximité du décès annoncé de sa mère qui le laisserait seul coupable face à tous ces événements.

On a tourné deux nuits, et finalement j'ai dit que je voulais être en tête à tête avec Serge et la caméra, comme une espèce de triangle; on a été dans sa chambre, et on a tourné dans l'axe différents plans de Serge en train de nous raconter des histoires. Tout ça a donné un court, qui a eu la prime à la qualité, qui a été montré au Festival Tout Court à Aix, et ces quinze minutes, on en retrouve une partie dans le film: Serge en train de peindre, avec sa mère qui intervient, et qui vient lui "casser la baraque", et puis lui qui va boire du Champagne dans la cuisine, et puis lui qui parle d' Evelyne Rey quand Simon tape à la machine.

Acte 2 : L'Italie

Ensuite, un processus complètement différent s'est mis en branle: une fois le court-métrage terminé, pour moi la question se posait de savoir si j'allais continuer à me coltiner avec mon père, ce qui n'était pas forcément quelque chose de facile. Il y avait une vraie notion de sacrifice dans cette démarche, pour moi et pour l'équipe. Mais la deuxième fois, ça a été plus un appel au secours que j'ai senti de la part de mon père et là est apparue la vraie raison du film, la nécessité d'intervenir avec les images, en payant Serge Reggiani acteur, pour lui permettre de gagner du temps sur ses angoisses, le prendre vraiment au plus bas, lui proposer l'histoire de quelqu'un qui s'en sort, et voir un petit peu quel effet ça pouvait produire sur lui.

Il fallait prendre en compte les différentes contraintes que suppose le fait de travailler avec Serge - des contraintes qu'on s'efforce d'ériger en règles positives: quand il a fait "Casque d'Or", il avait dit à Jacques Becker qu'à chaque fois que c'était possible, bien que le scénario soit relativement dialogué, il n'avait pas besoin de dire les choses, il préférait les faire. Donc moi, je me suis servi de cette formule pour le diriger sans qu'il n'ait jamais été besoin pour lui d'apprendre un texte. C'était une des conditions sine qua non: il était à l'hôpital, il fallait d'une part le payer normalement, de l'autre qu'il n'y ait pas de texte, et en plus employer sa compagne, ça la rassurait d'être présente.

On était en janvier 91, et donc j'avais eu le temps d'écrire un scénario. Je m'étais servi de la balade que j'avais faite quand j'avais écrit le livre. J'étais allé à la pêche aux infos en Italie, dans la ville natale de Serge, et j'avais rencontré un cousin à lui, prêtre, qui est un petit peu le rassembleur italien de la famille, qui tous les ans dit une messe pour tous les disparus de cette famille. C'est une très grande famille de paysans, dans cette ville, Reggio Emilia où les habitants de la ville s'appellent des Reggiani, là on est noyé dans la masse, totalement désacralisé.

Il fallait trouver une substitution qui permette de ne pas aborder directement dans le film le suicide de mon frère. Stéphane s'est suicidé en 1980; il avait commencé à chanter avant mon père, et ce qui l'a détruit complètement, c'est qu'à un moment où il n'allait pas très fort, il a fait un Bobino avec Serge où il a été descendu par les critiques, où les critiques disaient : "Oui, Reggiani c'est bien, mais son fils..." C'est ce que Roger Pigaut appelait "les ravages de la délicatesse".

Quand Serge a commencé à chanter, c'était la première fois qu'il avait véritablement du succès; il avait un public, ça allait mieux, après une période noire dans le cinéma - on disait qu'il portait malheur aux films - et une période assez dure dans le théâtre parce que c'était un acteur entier à qui on donnait la responsabilité d'interpréter des rôles difficiles, comme à la création des "Justes" ou des "Séquestrés d'Altona".

A ce sujet, il y a une chose qui n'apparait pas, ce serait trop difficile de la faire apparaitre dans le film, mais qui est importante : Serge a joué 450 fois, "Les séquestrés d'Altona", c'est une pièce très dure dont le personnage principal s'est enfermé depuis treize ans pour avoir torturé, qui partage la responsabilité de ses exactions avec son père, et qui à la fin de la pièce se suicide avec lui. Je pense que le fait de jouer cette pièce aussi longtemps a miné Serge. Et le fait que ce soit lui qui ait décidé d'arrêter, et que ça ait plus ou moins, de son point de vue, provoqué le suicide d'Evelyne Rey, l'a quand même pas mal marqué : dans le film, notre mort, à Serge et à moi, dans l'accident de voiture, c'est "Les séquestrés d'Altona".

J'avais donc imaginé de remplacer la mort de Stéphane par une autre catastrophe de moins grande amplitude, qui est la mort du petit frère de Serge, disparu à 20 jours en 1926 - Serge, lui est né en 1922. Un enfant mort à 20 jours à cette époque là en Italie, c'était tout à fait courant.

Mais mon père s'est toujours posé la question de savoir s'il était ou non responsable de la mort de son petit frère, si c'était lui ou sa mère qui avait ouvert la fenêtre pendant que son frère dormait dans un berceau; si ça avait été sa mère, ça supposait qu'elle avait un amant qui avait sifflé de la rue, et ça les liait un petit peu, Serge et elle, dans une espèce de crime commun. Avec l'aide de ce prêtre italien on prouvait à Serge qu'il n'était absolument pas responsable. Du point de vue du prêtre, qui était présent au moment des faits, ni mon père ni sa mère n'étaient responsables, c'était simplement la grippe espagnole.

L'histoire du film, donc, devenait celle d'un père qui, sous le prétexte de l'écriture d'un livre, demande à son fils de lui venir en aide: le fils l'emmène en Italie pour lui prouver par A plus B qu'il n'est pas responsable de la mort de son petit frère. Je savais que je n'aurais plus après l'Italie qu'à tourner l'Olympia prévu en mars, le point d'orgue, le triomphe qui faisait du film une histoire positive; je savais aussi que je partais pour faire un long métrage de fiction, c'est Alain Choquart, le chef-opérateur qui m'avait poussé à filmer en 35 mm et de mon point de vue ce n'était pas un documentaire du tout;  c'était   un   film   de   fiction,   prenant  tellement  en  compte   les circonstances que propose l'acteur qu'il y a une part, sinon de portrait, du moins d'instantané.

Je n'avais pas de financement; pour partir avec l'équipe en Italie, j'ai hypothéqué mon appartement. Serge ne pouvait pas être assuré; même à moi il faisait peur : tourner, c'était transférer Serge d'un hôpital parisien à un hôpital italien. Mais on était en Italie pour tourner, il fallait tourner : le travail avait davantage une fonction pédagogique, on continue de tourner, on ne te lâche pas, demain il va falloir que tu sois bien, pour pouvoir engranger des images... Normalement, c'était Nino Manfredi qui devait jouer le prêtre, et puis au dernier moment il s'est désisté; je connaissais Ferrucio Soleri, qui est le grand Arlequin de la Commedia dell'arte, de Strehler et autres. J'ai pensé à lui, il était en train de répéter un Mozart à Salzbourg et il a interrompu ses répétitions pour venir tourner avec nous; il est arrivé, on l'a mis dans le train et on l'a fait sauter du train immédiatement...

Acte 3 : Paris

Troisième épisode de tournage; on revient à Paris, on obtient, non sans difficulté, l'autorisation d'insérer deux-trois minutes de l'Olympia, ce qui a été l'occasion pour nous en fait d'intégrer Letizia, la mère de Serge. On a commencé à monter tout ça, et étant donné le matériel qu'on avait ramené, on s'est aperçu qu'il manquait de l'optimisme, du jeu... La grande frustration de Serge, je m'en suis aperçu à l'occasion de l'écriture du livre, c'était d'avoir été un acteur comique et ensuite de ne plus jamais avoir eu l'occasion, en dehors de "La Terrasse" de Scola, de faire des choses un petit peu drôles. Moi, je le savais capable de faire des choses à la limite du burlesque.

Mais à partir de ce moment là, j'ai commencé à m'épuiser, à me sentir très fatigué; je me suis dit que je ne pouvais plus continuer à assumer en même temps le rôle du fils, le rôle du metteur en scène, le rôle du producteur; j'ai arrêté le film, mais il fallait que je le remplace; alors l'idée a été de me "désengager", de déserter et que Serge retrouve, un petit peu, auprès de jeunes acteurs, son fils mort, mon frère. Ça coïncidait avec la fermeture du bureau que Patrick Grandperret avait à côté de chez moi; je connaissais tout le monde pour avoir écrit "Mona et moi", et j'ai récupéré toute son équipe, y compris Denis Lavant.

C'est auprès d'eux que j'ai trouvé la meilleure écoute et aussi auprès de Daniel Gélin; il était important à ce moment-là de faire figurer un témoin de la génération de Serge, qui remplace en fait son meilleur ami, Roger Pigaut, décédé un an auparavant et qui m'avait aidé dans la rédaction du livre. J'avais ma palette pour finir le film; l'histoire je l'avais déjà : avant d'aller tourner en Italie, j'avais écrit l'histoire de Simon et Do : la relation que Simon avait avec son père faisait obstacle à la relation qu'il avait avec sa fille et avec une hypothétique petite amie.

Et puis Serge a trouvé une personne admirable, le docteur Sokoloff, qui dirige un service d'alcoologie à l'Hôpital de Saint-Cloud. Jusque-là, Serge avait été itinérant, il allait de cliniques en cliniques, et pour la première fois, il allait dans un hôpital public. Ça se prêtait tout à fait à mon idée de le mettre "de force avec d'autres", c'est à dire de me remplacer moi, un élément de la famille, par des jeunes sans privilège. Cette femme n'a eu de cesse que de le désacraliser et de le faire rentrer dans un discours qui, faute de mieux, est un des meilleurs dans cette maladie, qui est celui des réunions, des débats, un peu à la façon des Alcooliques Anonymes. J'ai obtenu de tourner deux jours là-bas, c'est à dire tout ce qui concerne les séquences avec Serge, Antoine, les réunions sur l'alcool, tout ça en deux jours; ce qui est étonnant c'est que c'est peut-être la partie la plus structurée du film, qui pourrait sembler la plus dure à réaliser, et tout ça a été fait en deux jours...

La fermeture du bureau de Grandperret avait quand même été un gros "pochetronnage", mais je n'avais pas réalisé à quel point les gens qui allaient se retrouver là étaient véritablement confrontés au même problème que Serge; Denis Lavant après "Les Amants du pont neuf" de Carax, Antoine Chappey pour des raisons différentes. Pascale Vignal, qui est la compagne d'Alain Choquart a travaillé d'une façon très méthodique pour saisir le sens du discours du médecin, et ça nous a permis de mettre en boîte en deux jours tout l'hôpital...

Il ne restait plus que la réinsertion des "désintoxiqués". Il se trouvait que l'Arlequin, serviteur de deux maîtres", de Strehler, passait à l'Opéra Garnier. Moi, j'avais calé ma période de tournage dessus, c'était en juillet 91, là on a tourné dix jours d'affilée. J'ai obtenu l'autorisation de tourner à l'Opéra avec Ferruccio Soleri, qui s'est prêté très gentiment à la suite, après avoir fait son spectacle : j'avais imaginé que Serge prenne sous sa coupe deux des jeunes alcooliques qu'il rencontrait à l'hôpital de Saint-Cloud, et que Denis se "réinsérait" à la fois grâce à la Commedia dell'arte, et en s'occupant de la grand-mère.

Les  scènes  de  désintoxication  ont  donc  été  tournées  pendant  la désintoxication   de   Serge;   c'est   là   qu'on   a   atteint   notre   but, essentiellement dans la séquence du carré entre Antoine et Serge; tout d'un coup, Serge est redevenu combatif en termes de métier, il fallait qu'il ait le dernier mot, d'où l'improvisation, qui était relativement longue ; si on l'avait laissée in extenso, elle faisait deux fois la longueur de la scène, parce que Serge n'arrêtait plus. Le film l'a aidé lui-même, il n'y a aucun doute.

C'est le fond de cette histoire : j'ai fait ça parce que c'était le seul moyen pour tendre la main à Serge; c'est quelqu'un qui a une vie terrible, qui est relativement mal entouré, et pour pouvoir avoir un contact avec lui il fallait qu'il y ait l'alibi du travail, pour une question d'espèce d'aristocratie dans le rapport, et pour une question économique et d'entourage. "Tu veux me voir, mais pourquoi, qu'est ce qu'on va faire ?" "Je te dis : on fait un film". J'avais envie que mon père soit un peu fier de moi, et c'était aussi la première fois que je voyais mon père se solidariser de quelque chose que je faisais.

Le film a pour moi aussi été thérapeutique... Faire un film avec Serge c'était quitte ou double, ça pouvait être quelque chose du type "partir avec son père", c'est ce qui m'est arrivé dans le film, et c'est pourquoi j'ai fait appel à Denis Lavant et les autres, pour dire attention, danger. Mais heureusement, ça s'est passé différemment.