28 FÉVRIER 2011

Emmanuel Finkiel : "Les films font trop souvent référence à des modèles de fiction"

Ce que cherche le réalisateur, explique-t-il lui même, c'est de faire échapper la destinée de ses personnages au scénario "et que leur existence à l'écran s'incarne comme des êtres de chair et de sang, au rythme de leurs sensations, libres d'exister bien au-delà de la construction filmique."

Pourquoi cette construction en triptyque ?

Emmanuel Finkiel : Pendant l'écriture, j'ai tenté de retrouver l'impression que j'avais eue des années auparavant quand, pour la première fois, j'ai entendu les incroyables récits de ces gens éparpillés aux destins entremêlés. Des drôles de vieux à l'accent attrayant, des cousines et des vieilles tantes dispersées, toujours à se retrouver, se chercher ou se manquer.

Chaque histoire était unique et semblait pourtant faire partie d'un même tout, d'un même mouvement. J'ai donc placé trois histoires sur un mode de récit linéaire. Un récit un peu nonchalant, parfois documentaire, patient, en adéquation avec le rythme propre à chaque personnage, libre et fluide, évitant tant que possible tout ressort de narration trop appuyé. Une structure en trois parties qui, au fil du récit, esquisse tranquillement une seule et même histoire ; cultivant les liens souterrains autant par le fond que par la forme.

Je voulais donner le sentiment que les choses se déroulent comme dans la vie, donner le temps à chaque histoire, sans autres artifices scénaristiques ou cinématographiques. Que la destinée des personnages échappe un peu à celle du scénario et que leur existence à l'écran s'incarne comme des êtres de chair et de sang, au rythme de leurs sensations, libres d'exister bien au-delà de la construction filmique.

Cela me permettait de voyager dans des univers différents, des situations et des ambiances complémentaires, de survoler les saisons en même temps que les pays, du gris au bleu, à la rencontre de personnages foisonnants, d'une langue à l'autre, comme trois propositions d'un même discours. Le choix de la trajectoire, Pologne/France/Israël, n'est bien sûr pas innocent. Itinéraire connu, emprunté au milieu de notre siècle par deux générations.

Alors, d'où viennent ces histoires ?

Elles sont toutes inventées, à partir de faits réels. Pour la première, je me suis souvenu du voyage à Auschwitz que j'ai fait avec mon père, des impressions que j'ai eues. J'ai greffé la dispute du couple et la panne pour permettre aux voyageurs de parler car, en vérité, dans ce genre de voyage personne ne parle, les gens sont très concentrés.

Quand j'ai fait le casting de Madame Jacques sur la Croisette, un jour est arrivé un homme très vieux, il avait 94 ans à l'époque. Il s'est assis et s'est mis à me raconter sa vie devant la caméra. Il avait traversé tous les séismes de l'histoire du siècle : les pogroms, la première guerre mondiale, la Révolution d'Octobre, il y était, égrenant sa famille au fil des catastrophes.

Il a débarqué à Paris dans les années 1920, déporté dans un camp pendant la guerre, libéré par les Russes qu'il a suivis vers l'Est au moment où le rideau de fer s'est abattu. Revenu à Paris vers 1960, il a croisé sa femme et sa fille sur le quai d'une gare et ne les a pas reconnues. Il a raconté toute son histoire avec une totale humilité, sans accent de haine ni de ressentiment apparent, presque légèrement, émaillant son discours monocorde par « Il fallait des responsables et on disait : c'est les Juifs ». La seule émotion qu'il ait exprimée c'est quand, arrivé à la fin du récit, il a dit que sa femme était morte d'un cancer deux ans auparavant: « Je suis bien seul maintenant ». Le témoignage parlait du passé, mais sa solitude appartenait à son quotidien. Il n'était plus cet archétype, ce "dinosaure" rescapé qui appartient à l'Histoire, mais simplement un homme seul qui négocie péniblement son présent. C'est une idée qui est à l'origine de la deuxième histoire et du film dans son ensemble.

L'idée de la vieille dame de la dernière partie m'est venue, il y a un certain temps. J'étais à Tel Aviv, assis sur un banc, j'ai suivi du regard une vieille femme courbée apparemment perdue qui prenait des siècles pour traverser un boulevard, étrangère à tout. J'étais ému d'imaginer une femme de 80 ans seule au monde, sur une terre étrangère, à la recherche des dernières traces de son identité. Je pensais à ces saumons qui remontent les fleuves. Je pensais au cimetière des éléphants.

J'ai essayé dans cette partie de réduire au maximum le fil d'intrigue pour faire un récit plus construit sur des impressions. Il m'a semblé par ailleurs signifiant, pour l'ensemble du film, d'inscrire cette histoire dans la réalité des vagues d'immigration russe en Israël.

En fait ces histoires "inventées" puisent leur source dans mes souvenirs. Je me rappelle la sonnerie du téléphone et de mon père qui répondait : «Ah bon ! E-L, sans I, non, moi c'est F-i-n-k-i-e-l ». Ses parents et son jeune frère ont été déportés. Je crois que, malgré lui, il nous a fait passer le manque, la blessure qu'il a portée en lui toute sa vie, le drame de tous ces gens à l'enfance sacrifiée qui n'ont pas eu de dépouille pour faire leur deuil. Le film repose en grande partie sur des émotions, des sensations qui constituent parfois l'essentiel du lien entre un plan et un autre.

Suggérer plutôt que montrer ?

Nous sommes tellement plus émus par des choses dont nous n'avons perçu qu'un centième. Notre imagination ou notre expérience fait le reste. Nous sommes plus sensibles à ce premier vent chargé d'un peu de sensation estivale qu'à l'été déjà installé.

Beaucoup de choses fonctionnent je crois - et surtout au cinéma - sur la nostalgie. La nostalgie de retrouver toutes ces images perdues et que la mémoire a sublimées. Ce que j'essaye de faire - et je ne suis pas au bout du chemin - c'est de retrouver des sensations de la vie et de faire référence à l'expérience et au vécu de chacun. Les films, trop souvent, font référence à des modèles de fiction, à la vie telle qu'elle est représentée dans d'autres films. Notre expérience fait de nous "des professionnels" de la sensation. L'apprentissage de la vie est construit là-dessus.

Pourquoi, quand on va au cinéma, on nous demande de faire appel à des mécanismes infiniment plus sommaires ? Au cinéma, quelqu'un qui reçoit un coup de téléphone lui annonçant qu'une personne très proche est morte répondra à un certain schéma de réactions (ne serait-ce que pour faire comprendre aux spectateurs la teneur de ce coup de téléphone), codifié par quelques canons théâtraux. Dans la vie, on pourra se surprendre à sourire. La réaction d'effondrement, de peine, pourra survenir bien plus tard, à peine visible.

Vous aimez par exemple cadrer vos personnages de dos.

Il est vrai que je trouve qu'il y a beaucoup d'émotion dans le dos des gens. Les personnages échappent un peu au dispositif de fiction. Je voulais travailler sur la subjectivité des points de vue (la Pologne vue à travers les vitres par des gens assis dans un car ou Tel Aviv à la "hauteur" d'une personne qui la traverse). Pour moi, notre œil voit en focale assez longue et recrée le monde à partir de plusieurs bouts d'espace sélectionnés et juxtaposés. En les installant entre des premiers et des seconds plans, les personnages sont isolés dans des matières que la petite profondeur de champ rend abstraites et sensibles. Ils semblent se situer dans le monde.

Avec ce dispositif les gens sont reliés les uns aux autres par le regard. Quand je pense au film, je me souviens en premier des regards de tous ces gens, c'est ce qui me touche particulièrement. Il y a aussi, dans chaque chose que nous percevons, une dimension émotionnelle qui réduit ou allonge les minutes, recompose l'espace. Il faut en tenir compte. Tenter de recréer un monde de sensation.

Comment s'est passé le travail avec les non professionnels ?

L'expérience de Madame Jacques m'a évité au moins deux écueils. D'abord la tentation, qui est grande, de vouloir les faire improviser. Le risque étant qu'ils prennent cinq ou dix minutes pour dire ce qui, pour nous, doit être dit en cinq secondes, synthétisé dans une phrase.

Tout aussi grande est la tentation, quand on découvre tant de belles personnes, de se morfondre : « Ce que j'ai écrit n'arrive pas à la cheville de ce qu'ils représentent eux, tellement plus riches ». Il faut résister à cela, dans le cadre d'une fiction c'est un leurre. On les filmerait qu'on risquerait d'être fortement déçu par le résultat. Non pas qu'ils soient moins généreux, moins hauts en couleurs, moins riches qu'ils ne le paraissent mais c'est simplement que la transposition ne passe pas. Il faut un traitement. En revanche, on doit être prêt à leur "voler" des moments, des inflexions toutes personnelles, être à leur écoute, tout en fuyant le pittoresque.

Quand on choisit pour un rôle un non comédien à l'intérieur même de la communauté, il ne "fournit" pas seulement le physique du personnage, mais arrive aussi avec son expérience, son accent. Il vient "jouer" un personnage qui a les mêmes préoccupations que lui, les mêmes fréquentations, le même parcours, le même âge, les mêmes démons. Sa personnalité et son histoire illustrent le sujet du film souvent beaucoup mieux que n'importe quel personnage composé.

Le travail avec quelqu'un comme Esther (Véra), par exemple, a été formidable. Au début, j'étais décontenancé. Dans une scène où je lui demandais de se déplacer, de s'avancer vers sa cousine, elle me répétait de manière obsessionnelle:

- Mais qu'est-ce que je fais du sac ?

- Esther, le sac n'est pas très important, il est bien comme ça. Bon, vous ne l'avez pas vue depuis 28 ans, vous êtes émue...

On tourne et ,au milieu du plan, elle s'interrompt :

- Qu'est-ce que je fais du sac ?

En fait, elle avait raison, le sac était fondamental. Instinctivement, elle voulait prendre sa cousine dans les bras mais le sac glissait et l'empêchait de se laisser aller. Une fois le problème du sac réglé, cette dame qui n'avait jamais joué auparavant s'est blottie dans les épaules de sa cousine, les larmes aux yeux, déchirante...

Une telle générosité, ce don de soi de la part de tous les non professionnels qui ont joué dans le film... Et, que de ce film émerge au moins cela, qu'il puisse passer un peu de leur générosité, de leur pureté, c'est quelque chose qui me tient à cœur par-dessus tout. C'est peut-être un des trésors les plus précieux du film.

Propos recueillis par Jacques Kermabon.