Entretien avec Katell Quillévéré et Hélier Cisterne
Katell Quillévéré et Hélier Cisterne se sont rencontrés sur les bancs de la fac. Depuis, ils mènent leurs carrières en parallèle. Katell Quillévéré a réalisé "Un poison violent" (prix Jean Vigo 2010), "Suzanne", "Réparer les vivants" et "Le temps d’aimer". Après "Vandal" (déjà sur le monde du graffiti), Hélier Cisterne a signé de nombreux épisodes du "Bureau des légendes", puis "De nos frères blessés", sorti cette année. Le monde de demain est leur première entière collaboration.

Comment a commencé l’aventure du Monde de demain ?
Hélier Cisterne : Depuis longtemps, nous avions envie de créer quelque chose autour des origines du mouvement hip-hop en France, sans être tenus par les codes du biopic. Le format de la série nous a paru idéal. Les membres de NTM sont passés par la danse, le graff, puis le rap. DJ Dee Nasty a été un pionnier. Suivre leur parcours permettait d’explorer le mouvement dans toutes ses dimensions, de reconstituer sa «grande histoire» – celle d’une génération, issue de milieux populaires, privée d’accès à la parole publique, qui s’est réapproprié une culture pour s’imposer.
Katell Quillévéré : La matière de cette série, c’est d’abord l’intime. Il s’agissait de déconstruire les clichés. Nous sommes donc allés à la rencontre de nos personnages et de ceux qui les ont côtoyés à cette époque. À partir de ces heures d’entretien et de recherches, réalisées avec Laurent Rigoulet, et autour d’œuvres existantes*, nous avons réuni une équipe d’écriture codirigée avec le duo Vincent Poymiro - David Elkaïm. La réalité de cette histoire s’est avérée si riche que notre ligne de conduite a été de ne jamais trahir ces témoignages et d’en révéler la dimension poétique, sociale et politique.
Le parcours des personnages est toujours surprenant, et souvent comique…
Hélier Cisterne : C’est ce qui transparaissait des témoignages et nous voulions rester fidèles à cette énergie, ce goût de la chambrette hérité de la gouaille banlieusarde. Le monde de ces gamins est gris, mais ils en rient. «L’humour est la politesse du désespoir» citait Vincent Poymiro quand on écrivait.
Katell Quillévéré : Parmi nos références, il y avait ces séries qui traitent avec humour de la lose adolescente, comme « Freaks and Geeks » ou « Malcolm », mais aussi « Les apprentis » de Pierre Salvadori. Nos personnages progressent dans l’expérimentation et la débrouille. On cherchait l’équilibre entre ce registre du quotidien et notre désir de créer une série que le spectateur n’aurait plus envie de lâcher, à l’image de nos personnages qui refusent d’abandonner.
Comment avez-vous abordé l’aspect historique de la série, qui débute en 1983 et se termine en 1991 ?
Katell Quillévéré : Avec notre chef opérateur Tom Harari, on s’est inspirés du cinéma social anglais des années 80 (Alan Clarke, Ken Loach) et des photographies de Tom Wood, Nick Waplington, Richard Billingham. Nous avons constitué une large base d’archives, retrouvé des images, des sons, des détails sur les personnages et les décors réels de cette histoire. Le lien créé avec nos témoins s’est avéré essentiel. Ils ont donné leur avis sur les scènes, rectifié des attitudes, des répliques. Ils nous ont permis d’être encore plus précis, jusqu’aux vêtements collectors d’époque récupérés grâce à Dee Nasty, aux trophées et aux photos de la famille Lopes donnés par Christiane, la mère de Kool Shen !
Hélier Cisterne : La musique était un enjeu crucial. On a fait un énorme travail avec les superviseurs musicaux de Noodles. Dee Nasty a recomposé ses propres morceaux, et nous a beaucoup conseillés. Nos autres choix ont été aiguillés par les discussions avec ceux qui étaient là à l’époque. Trois niveaux se mêlent : la musique diffusée ou jouée dans les scènes, celle fabriquée par les personnages, et celle de la bande originale composée par Amine Bouhafa qui navigue librement entre la funk, l’électro, le rock et le classique, tout en avançant vers le sample de Chopin de «Thats my people», le morceau de NTM qui rassemble tous nos personnages. La musique, la danse, le graff : autant de formes d’expression que vos comédiens devaient incarner.
Comment avez-vous procédé ?
Katell Quillévéré : Nous voulions que le casting, qui a duré un an et demi, reflète une jeunesse d’aujourd’hui. Il mêle acteurs professionnels, jeunes issus du hip-hop et personnes castées dans la rue. Tous sont passés par un intense coaching. Ils ont appris à danser, rapper, graffer, scratcher… Et à chaque fois que c’était possible, nous avons veillé à ce qu’ils nouent un lien avec leurs «modèles» réels. Sur les graffitis et les scènes de musique live, il y a eu un gros travail de chorégraphie et de recréation.
Autour de tous ces garçons, vous mettez en valeur le parcours de plusieurs figures féminines.
Katell Quillévéré : Nous avons vite été confrontés à la réalité : les rappeuses étaient là mais le hip-hop laissait peu, voire pas de place aux filles. Évidemment les femmes étaient essentielles : Vivi, sa mère Patricia, Béatrice ou Christiane Lopes… La série rend hommage à leur force, sans minimiser la misogynie du milieu, toujours d’actualité, et invite les filles d’aujourd’hui à s’interroger sur ce qu’elles veulent vraiment.
En 2022, que signifie Le monde de demain ?
Hélier Cisterne : Pour la jeunesse d’aujourd’hui c’est toujours les mêmes questions, encore plus brûlantes. Il nous importait de transmettre que ce qui compte ce n’est pas forcément de se construire en sachant ce qu’on veut être, faire ou devenir, mais de le découvrir en avançant, en affirmant ce qu’on refuse, le monde dont on ne veut pas. Ce à quoi on dit non, est aussi important que ce qu’on désire. L’avenir appartient à ceux qui n’ont pas peur de s’aventurer dans leur propre vie.
Katell Quillévéré : On avait à cœur de mettre en valeur le parcours passionnant de personnes qui ont été essentielles à la réussite des autres et du mouvement dans son ensemble, mais qui n’ont pas forcément eu accès à la notoriété. Pas de lumière sans ombre. Ce choix de narration est politique, il invite la jeunesse d’aujourd’hui à réfléchir à son destin commun. «Le monde de demain quoiqu’il advienne nous appartient». Cette phrase de NTM s’adresse toujours autant à eux et à nous tou.te.s.
Propos recueillis par Jonathan Lennuyeux-Comnène
* Trois repères essentiels : « Rap ta France – Histoire d’un mouvement » de José-Louis Bocquet et Philippe Pierre-Adolphe, « Regarde ta jeunesse dans les yeux – Naissance du hip-hop français 1980-1990 » de Vincent Piolet, « Mouvement : du terrain vague au dance-floor » de Marc Boudet et Jay One Ramier sur des photos de Yoshi Omori.