20 DÉCEMBRE 2023

Entretien avec Thomas Johnson - Les évangéliques à la conquête du pouvoir

Réalisateur d’une série documentaire fleuve sur l’essor des évangéliques, Thomas Johnson met en garde contre un mouvement religieux qui menace nos fondements démocratiques. Entretien

“L’hégémonie chrétienne détruit le pluralisme de nos sociétés”

Vous avez travaillé trois ans sur ce projet. Pourquoi ce choix ?

Thomas Johnson : Le christianisme est à la base de notre culture européenne, et l’une de ses composantes, l’évangélisme, est en pleine expansion mondiale. Un être humain sur douze est évangélique. Or on connaît peu ce mouvement religieux. L’un des objectifs de la série était de laisser parler ses grands idéologues pour comprendre leurs ambitions et leur positionnement. Notre souci permanent, avec mon coauteur, le sociologue des religions Philippe Gonzalez, était d’éviter à tout prix certains écueils : ne pas généraliser, ne pas englober tous les évangéliques dans les mouvements les plus réactionnaires. Il existe toujours des courants progressistes, partisans de l’exégèse et historiquement liés à l’idée de séparation de l’Église et de l’État. Ils sont toutefois devenus minoritaires. La droite conservatrice chrétienne américaine, pour qui la Bible est à lire au sens littéral, domine désormais l’ensemble du monde évangélique. Même s’il est difficile d’avancer des chiffres précis, ses idées s’imposent sur tous les continents.

Comment expliquer la prise de pouvoir de ces évangéliques aux discours virulents, flirtant avec, voire défendant, le suprémacisme blanc ?

Thomas Johnson : Après 1945, la grande expansion évangélique mondiale a été menée par un courant conservateur, avec à sa tête le prédicateur Billy Graham, qui, pendant des décennies, a porté la parole de l’Évangile dans ce qu’il appelait lui-même des “croisades”. Ce courant a fait corps avec le rêve américain, devenant un des piliers idéologiques de l’individualisme, du capitalisme et du néolibéralisme. Il s’est ensuite infiltré au cœur du pouvoir politique. C’est ainsi que ces évangéliques ont porté Trump et Bolsonaro au pouvoir. Ils connaissent aussi un grand succès en Corée du Sud, et même en Afrique, avec un discours efficace auprès des plus défavorisés… porté par des pasteurs milliardaires : “Si vous nous rejoignez dans notre foi, vous aussi aurez droit au rêve américain ou à la bénédiction matérielle. Et si vous donnez à l’Église, Dieu vous le rendra au centuple.”

À travers cette série, souhaitiez-vous aussi alerter le public sur la menace que fait peser le courant évangélique sur nos démocraties ?

Thomas Johnson : Oui. À partir du moment où le mur qui sépare la religion et le politique se fissure, où Dieu devient un acteur politique, la démocratie est en danger. On l’a vu aux États-Unis avec Trump, dont la “conseillère spirituelle”, Paula White, était une pasteure évangélique : elle a placé un “directeur de la foi” à la tête de chaque ministère, rompant avec le principe de séparation entre le religieux et le pouvoir. Le même phénomène s’est produit au Brésil avec Bolsonaro. Selon cette vision, Dieu doit pénétrer tous les secteurs de la société : éducation, politique, économie, partout ! On peut clairement parler d’émergence d’une forme d’hégémonie chrétienne qui détruit le pluralisme de nos sociétés et qui les polarise. Cela prouve que nos démocraties sont fragiles. Lorsque le dieu d’une religion donnée décide pour les citoyens, les humains ne sont plus égaux. S’il y a les chrétiens et les autres, nous entrons dans une autre forme de régime politique.

Et en Europe, quel est leur poids ?

Thomas Johnson : On assiste à une alliance entre ces évangéliques, la droite conservatrice et les droites nationalistes européennes. Leur combat commun consiste à diffuser l’idée d’une civilisation judéo-chrétienne en danger d’écroulement, d’un monde qui touche à sa fin, les grands ennemis étant les musulmans. Ils gagnent en Italie, en Hongrie, progressent en Russie. En France, Zemmour incarne ce discours à travers la théorie du “grand remplacement”. Cela ne veut pas dire que tous ces leaders, ces idéologues soient chrétiens, ni même croyants. Ils utilisent simplement la force du message religieux à des fins politiques. Ils disposent là d’un outil puissant pour séduire, en se fondant sur la colère et la peur. Il s’agit également de diffuser l’idée d’un retour à une identité fondée sur des valeurs dites chrétiennes ainsi qu’à une forme de grandeur : “Make America great again”, reconstruire la “Grande Russie”, “Reconquête” de la France… En cette période de crise, cela fonctionne plus que jamais.

Propos recueillis par Raphaël Badache