28 FÉVRIER 2011

"Filmer le groupe est une constante de mon travail"

Le cinéaste analyse la dernière séquence de son film "Ressources humaines" où les regards et la place des corps expriment la difficulté des personnages à "trouver leur place", dans la société comme dans leur famille. Il revient également sur l'importance du collectif dans sa façon de faire du cinéma et sur les marges dont il a besoin dans un scénario.

"Frank a expérimenté les deux volets possibles de son existence, et il est dans une impasse. Il sait qu'il n'a de place nulle part. Tout le film, comme d'ailleurs mes films précédents, peut se résumer à ce face à face d'un individu seul, face au groupe qu'il n'arrive pas à intégrer.

Au cours de la dernière séquence, cette kermesse qui marque le début de la grève, j'ai voulu qu'il soit très en marge, spectateur d'un monde perdu, nostalgique. Il se voit déjà loin de tout ça. C'est comme s'il était déjà face à de vieux souvenirs. Les autres sont distants, les voix lui parviennent atténuées et confuses. Il voit tout ça comme une cérémonie d'adieux. Et il y a ce face à face avec le père, ce regard qui souligne plus leur séparation définitive qu'il ne crée de lien entre eux. Ils ne peuvent plus que se regarder. L'un et l'autre acceptent la séparation, Frank est devenu adulte, et le père s'est pris en main comme le souhaitait son fils : il a pour la première fois de sa vie arrêté sa machine.

Cela dit rien n'est réglé entre eux, ils n'ont pas réussi à se parler, ils n'y arriveront certainement jamais, ils ont juste accepté cet état de fait. Mais déjà, et ça, ce n'est certainement pas très optimiste de ma part, le père serre son petit fils dans ses bras, il semble se raccrocher à lui, et j'imagine très facilement qu'il s'apprête à reproduire la même histoire avec lui. A la fin du dernier plan, après ce long travelling dont la forme un peu cérémonieuse peut surprendre au regard du reste du film, Frank se retrouve seul à l'image, et semble apostropher tout le monde avec sa question : et toi, elle est où ta place ?

Filmer le groupe est une constante dans mon travail. Faire du cinéma est sûrement une façon d'être à la fois dans le groupe et spectateur du groupe. Il y a beaucoup de monde dans les scènes à l’usine, les acteurs, les ouvriers et l'équipe de tournage. J'aime que le scénario soit un dispositif qui génère des situations suffisamment chaotiques pour être obligé de me battre, sur le tournage, avec des choses que je ne domine pas. Créer des accidents et les exploiter, ça me semble être une manière efficace d'appréhender le réel. Admettre qu'il y a plein de choses, inexprimables (ou alors si lourdement que ça en devient ridicule), mais dont on peut tout de même restituer quelques aspects. Chaque plan devient une sorte de pari. A partir d'un scénario relativement désincarné, je parie sur le fait que quelque chose qui m'échappe va passer, malgré la lourdeur du dispositif de tournage, les 15 personnes autour, malgré les 5 camions de matériel qui attendent dehors. Quelque chose que j'aurais induit forcément, ne serait-ce qu'en me mettant en situation d'être dépassé. C'est presque plus de la stratégie que de la mise en scène. Une disponibilité, et une exploitation des données en temps réel."

Laurent Cantet