08 JUIN 2012

François Ozon : " Madame Charlotte Rampling, j'ai envie de vous filmer en train de passer l'aspirateur..."

"... je crois que nous ne sommes pas sur la même longueur d'ondes !" lui répondit l'actrice. Le cinéaste a pourtant obtenu son accord et relancé sa carrière avec Sous le sable, où l'interprète de Portier de nuit et Max mon amour est filmée à nu, dans la beauté sans fard de ses 50 ans, face à un Bruno Cremer magnifique. Il explique comment, après le très stylisé Gouttes d'eau sur pierres brûlantes, il avait aussi besoin de revenir à une mise en scène plus simple et invisible, et la difficulté d'un tournage en deux temps, qu'il a commencé avec les acteurs sans en savoir la fin. Sous le sable est aussi, dit-il, "une variations sur le souvenir", né d'un souvenir d'enfance...

D’où vous est venue l’idée de cette histoire ?

Je me suis inspiré d’un évènement dont enfant j’ai été le témoin. J’avais 9-10 ans et j’étais en vacances dans les Landes avec mes parents. Sur la plage, nous croisions tous les jours un couple de Hollandais de 60 ans. Un jour, l’homme est parti se baigner et il n’est jamais revenu. On a alors vu l’hélicoptère arriver sur la mer, la femme qui discutait avec les maîtres nageurs sauveteurs.

Cet évènement a été un choc pour moi et mes frères et soeurs, il a perturbé la fin des vacances. Plus personne ne voulait se baigner. Et l’image de cette femme qui repart seule chez elle avec les affaires de son mari m’a souvent hanté. Je me suis toujours demandé: que s’est-il passé après? Ce film est ainsi une variation autour de ce souvenir, avec cette idée centrale: comment faire un deuil quand il n’y a pas de corps. L’absence de cadavre rend la mort, pour les proches, douloureuse, incertaine, même quand les conditions de la disparition plaident en sa faveur. Elle restitue à la mort, ce que le cadavre, par son évidence brutale, tend à estomper: le caractère d’une énigme.

C’est à cette difficulté que j’ai voulu confronter Marie tout au long du film: l’intégration d’un événement douloureux, mais aussi inexplicable. Comme on pouvait imaginer beaucoup de suites différentes à cette histoire - le fait que le mari ne soit pas mort, qu’il ait fait une fugue... - je me suis dit que ce serait excitant de commencer à tourner sans connaître la fin, et d’imaginer la suite de cette première partie, en fonction du tournage, du travail avec les comédiens, et du montage.

Etes-vous passé par des versions différentes de cette suite ?

J’ai toujours su la fin du parcours de Marie, ses larmes sur la plage. Mais je ne savais pas vraiment par quoi elle devait passer pour en arriver là. Une des premières versions du scénario nous faisait découvrir des choses sur la vie de Jean. Elle découvrait que son mari avait une double vie, qu’il avait une maitresse, des problèmes d’argent, un enfant caché etc... toutes sortes de choses en somme très classiques, sur la découverte de l’autre avec lequel on a vécu sans vraiment le connaître. Finalement la seule chose que j’ai conservée est la possible dépression de Jean dont Marie ne s’est pas aperçue - ce qui laisse planer un doute sur sa mort et lance l’hypothèse du suicide.

Car en fait, très vite, j’ai compris que Jean et ce que pouvait cacher sa disparition n’était pas le sujet du film et que ce qui m’interessait vraiment était le trajet de cette femme, et comment ce traumatisme peut se répercuter sur son quotidien, et comment les failles peuvent apparaitre. De plus, je pensais que cela ne servait à rien de donner au spectateur trop d’informations, je préférais qu’il s’interroge, se pose ses propres questions, construise lui-même ses propres hypothèses sur la disparition. Ce qui est amusant d’ailleurs, c’est à quel point les interprétations de la fin du film divergentd’un spectateur à l’autre.

En quoi le tournage de la première partie a-t-il orienté la suite de l’histoire ?

Travailler ainsi m’a justement aidé à recentrer l’histoire sur le personnage de Marie. Le fait de filmer Charlotte Rampling, de prendre autant de plaisir à le faire, et de la sentir disponible, prête à aller loin en tant qu’actrice, et de me faire confiance. Je me suis rendu compte que filmer son visage, son corps, sa manière de bouger et de parler dans des circonstances quotidiennes était suffisamment de l’ordre de la fiction pour ne pas avoir besoin de rajouter des rebondissements ou des découvertes. L’évènement incroyable est au début du film; après c’est une espèce de dérive sur comment cet événement se vit et tente d’être accepté. Tourner avec Bruno Cremer, et m’entendre aussi bien avec lui, m’a aussi influencé. J’avais envie qu’il revienne, d’où l’idée du fantôme ! Normalement, il ne devait pas réapparaître.

Les deux parties du film sont de facture assez différentes.

Par manque d’argent, on a été obligé de reculer le tournage de la deuxième partie. On a même envisagé de tourner en DV. Finalement, on a tourné très rapidement, en Super 16, alors que le début avait été tourné en 35 mm. Heureusement, ce contretemps, les problèmes financiers - les deux parties ont été filmées à six mois d’intervalle - et ce changement de format ne sont pas très génants car ils coincident avec une autre saison et correspondent à une rupture narrative. La première partie, en été, est une sorte de prologue, l’exposition d’un fait divers. Le film commence à prendre un autre envol ensuite, en hiver. Tout est alors très mental, les faits sont moins certains: on est dans la tête de Marie, dont le parcours est ambigu, moins déterminé, plus flou, plus fragile, c’est un terrain de sables mouvants.

Vous vous êtes documenté, avez-vous lu des choses concernant le processus de deuil ?

J’ai rencontré un psychanaliste spécialiste du deuil qui connaissait très bien le cinéma. Pour lui, les deux plus beaux films sur le deuil étaient Ordet de Dreyer et Tout sur ma mère de Almodovar. Je lui ai raconté l’histoire de Marie et il m’a confirmé l’idée qu’une personne en deuil pouvait apparaître proche de la folie aux yeux des autres. Et puis il m’a dit qu’il était en fait normal, et presque sain d’entendre et de voir la personne morte. Marie peut paraître folle mais c’est justement le fait de ne pas accepter brutalement cette mort qui l’aide à faire son travail de deuil.

Cette sorte de folie est réparatrice, et l’aide à structurer, à accepter la disparition. C’est pour cela que quelqu’un qui fait un deuil fait souvent le vide autour de lui, c’est trop lourd et effrayant pour les autres. Nous avons aussi parlé du déni, qui lui semblait objectivement inévitable dans le cas de Marie puisqu’elle n’a pas la preuve de la mort réelle tant qu’il n’y a pas de corps.

L’entourage proche de Marie est avant tout caractérisé par cette paralysie à laquelle vous venez de faire allusion.

Ils peuvent paraître lâches et frileux. Ils ont peur d’affronter les choses directement et d’en parler. En même temps, ils ont la volonté de bien faire, de ne pas brusquer Marie. C’est pour cela que je les ai situés dans un milieu bourgeois : en apparence, tout va bien, mais on ne fait que masquer les choses. Amanda, son amie, essaie et veut l’aider, elle lui demande si elle a vu le psy qu’elle lui a conseillé.Mais que peut-elle faire de plus ? Un deuil se fait toujours seul.

Vincent en revanche, est beaucoup plus actif. Vincent, contrairement aux amis de Marie, n’est pas au courant de ce qui s’est passé. Du coup, il a des réactions différentes, en plus il est amoureux. Mais à partir du moment où il sait, lui-même est paralysé, parce que Marie ne lui donne aucune ouverture, elle a une espèce de froideur qu’il ne peut pas briser. Et puis Vincent n’est pas un personnage masculin fort. Il a une certaine fragilité et un manque de confiance qui l’empêche d’affronter vraiment Marie.C’est d’ailleurs pour cela que Marie va vers lui. Elle ne se sent pas en danger, il n’a pas une virilité menaçante.

Le personnage de Vincent m’a donné beaucoup de mal. Au début, j’étais parti sur quelqu’un de beaucoup plus jeune qu’elle. Mais il me semblait beaucoup plus intéressant de confronter la présence virile de Cremer à quelqu’un du même âge que Marie, quelqu’un de doux et de fragile qui la rassure.Cela permet de ne pas effacer Jean. Il y a une sorte de complémentarité qui permet à Marie de vivre avec les deux à la fois.

Quelle a été la contribution d’Emmanuèle Bernheim au scénario ?

Elle est arrivée à la fin. J’avais besoin d’un point de vue féminin qui me confirme les options que j’avais prises sur le personnage de Marie. Est-ce que c’était plausible, est-ce que je ne faisais pas fausse route - notamment au sujet de la sexualité de cette femme.

Elle avait vu la première partie du film, le corps imposant de Cremer et elle m’a aidé à formuler cette idée de la complémentarité des corps de Jean et de Vincent, d’opposer la légèreté de l’un à la massivité de l’autre. Pour la scène où Marie et Vincent font l’amour, j’avais envie d’une crise de fou rire, et c’est Emmanuèle qui m’a suggéré cette réplique sur la légèreté de Vincent. Les discussions avec Emmanuèle m’ont aidé à nettoyer et à resserrer le scénario, à aller vers plus de simplicité.

Dans Sous le Sable , vous abordez un sujet moins choquant et transgressif que dans vos précédents films.

Peut-être, mais il y a toujours ce mélange du fantasme et de la réalité, mais de manière plus apaisée. La grande différence vient surtout de l’identification au personnage principal, alors que mes autres films étaient davantage dans la distanciation. Dans Sous le Sable , j’accompagne vraiment Marie, hormis dans la première partie, où il y a plus un souci d’objectivité dans la présentation de la vie de ce couple. J’avais vraiment envie d’être avec elle, dans un état proche de la compassion.

Cette volonté d’identification vient-elle du sujet ou d’un désir d’expérimenter une nouvelle forme de cinéma ?

Elle vient du sujet. Mais il est vrai aussi qu’après Gouttes d’eau sur pierres brûlantes , qui est un film extrèmement formel et stylisé, j’avais envie d’aller vers une certaine simplicité.Mon film n’est pas classique dans la narration. Mais il était clair qu’à partir du moment où je voulais qu’on s’identifie à Marie, il fallait que la mise en scène soit discrète, la caméra à la bonne place, sachant se faire oublier, s’effacer. J’avais juste envie d’être le plus proche possible de Marie, de filmer le grain de sa peau.

On fait très peu de portraits de femmes de cinquante ans au cinéma. Elles sont souvent plus jeunes. J’avais envie de montrer une femme belle à cinquante ans qui ait une vie active, sexuelle, amoureuse, sociale, sans aborder seulement la paur du viellissement - même s’il y a aussi cela dans le film - le fait que cette femme a vécu plus de vingt-cinq ans avec un homme et que l’on se demande si elle pourra recommencer sa vie, aller avec un autre homme. Mais l’essentiel était de montrer qu’on est toujours vivant et séduisant à cet âge, et que beaucoup de choses sont encore possibles.

Il y a très peu de rôles pour les actrices de cet âge-là, en général, et les actrices françaises ont tendance à vouloir se rajeunir à tout prix, à tricher sur leur âge, ou a pratiquer la chirurgie esthétique à outrance. Tout le monde me disait que ça serait très dur de trouver une actrice pour le personnage de Marie. À un moment, j’ai même envisagé de rajeunir mon personnage. Mais une femme plus jeune atténuait le potentiel dramatique de l’histoire: à trente ou quarante ans, il aurait semblé moins difficile pour Marie de refaire sa vie.

Pourquoi avez-vous pensé à Charlotte Rampling ?

Hormis Charlotte, très peu d’actrices portent leur âge tout en étant aussi belles. Et je tenais à ce que Marie soit une belle femme dont le spectateur puisse tomber amoureux. C’était vraiment une idée première du film: filmer l’âge du personnage sans fard ni artifice. C’est pour cela qu’avec Jeanne Lapoirie (chef opérateur) nous n’avons pas utilisé de filtres, je voulais filmer la beauté des rides.

Cette façon de filmer peut faire peur à une actrice. Vous lui avez dit cela d’emblée ?

Oui. La première fois que j’ai rencontré Charlotte, j’ai même eu une phrase assez maladroite pour exprimer mon désir de la filmer dans le quotidien, je lui ai dit: “J’ai envie de vous filmer en train de passer l’aspirateur !” Elle m’a répondu sèchement: “Je ne crois pas que nous soyons sur la même longueur d’ondes”. Heureusement, je me suis rattrapé en me justifiant et elle a compris que j’avais juste envie de casser ce vernis glamour qu’il y a toujours autour d’elle. Je voulais la rendre quotidienne, vivante et normale au début pour faire ressortir ensuite l’étrangeté qu’elle a naturellement en elle, et que les metteurs en scène mettent toujours en avant.

Pourquoi pensez-vous qu’elle a accepté ce rôle ?

Le projet l’excitait et j’ai senti que l’histoire la touchait intimement. Après avoir dit oui, elle a joué le jeu jusqu’au bout. Elle m’a fait entièrement confiance, c’était très agréable. Jamais elle ne s’est inquiétée par rapport aux rushes. Elle a accepté facilement de se mettre en maillot de bain sur la plage, et pour moi, c’était vraiment important que l’on voit son corps. Je voulais que le spectateur se raconte des histoires à partir d’indices corporels ou vestimentaires - par exemple quand on la revoit à Paris avec son chignon, ses boucles d’oreilles, dans sa petite robe noire - que rien ne soit littéralement expliqué, mais que l’on suive ce personnage à travers sa manière d’être, de bouger, de s’habiller, de se coiffer.

Comment s’est fait le choix de Bruno Cremer ?

C’est un des seuls acteurs français qui me fait penser aux grands acteurs physiques américains comme Burt Lancaster et Robert Mitchum. Je l’ai beaucoup aimé dans les films de Brisseau, surtout dans Noce Blanche, où il était extrêmement séduisant et touchant. Je me souvenais aussi de lui dans Une histoire simple de Sautet - où il formait un très beau couple avec Romy Schneider. Il a cette espèce de virilité simple qui n’a pas besoin d’en rajouter.

Pour le rôle de Jean, il me semblait important de prendre un acteur très connu, afin que l’on s’en souvienne, qu’il marque l’esprit du spectateur comme celui de Marie, d’autant plus qu’au début il ne devait pas réapparaître. Cremer, on ne peut pas l’oublier. C’est un acteur très populaire, tout le monde le connaît, dans la rue les gens l’appellent souvent Monsieur Maigret.

Et le choix de Jacques Nolot ?

C’était la même chose que pour Charlotte: je voulais un bel homme de cinquante ans, qui soit séduisant, qui ait du charme, une espèce de drôlerie, et qui soit en même temps émouvant. J’ai rencontré beaucoup d’autres acteurs, plus jeunes. Aucun ne me séduisait vraiment, et tous ces acteurs connus avaient vraiment envie que le personnage soit plus développé, plus actif. Ce que j’ai aimé avec Jacques quand il a lu le scénario, c’est qu’il a été très ému par le personnage de Marie et c’est d’elle dont il m’a parlé d’abord, il s’était comme identifié à elle, à sa souffrance et il avait compris que le personnage de Vincent était dans une position d’accompagnement.

Il comprenait et assumait que son rôle soit assez effacé, qu’il soit une sorte de faire-valoir de celui de Charlotte, tout en apportant une grande délicatesse. Cette compréhension est certainement due au fait qu’il est lui-même metteur en scène, et qu’il s’est mis en scène avec une grande pudeur dans L’Arrière-pays. Et puis il était vraiment séduit par Charlotte, très excité et angoissé de tourner avec elle. Cela allait dans le sens du personnage.

Et le choix des musiques, notamment la chanson de Barbara dans le supermarché ?

Je souhaitais depuis longtemps utiliser une chanson de Barbara. Ses textes sont, en soit, de véritables scénarios, porteurs de sensations et d’émotions. Septembre (Quel joli temps) est une chanson nostalgique qui introduit un contrepoint avec le bien-être de Marie qui vient de faire l’amour avec Vincent. À ce moment-là, elle est heureuse et comblée: elle a son mari à la maison et son amant à l’extérieur. On est dans le présent de cette femme, son quotidien, les courses dans un supermarché, et tout d’un coup, cette chanson nous rappelle la première partie, leurs vacances en septembre dans les Landes, ce qui est arrivé, cet événement qui n’est pas cicatrisé. Cette chanson ramène le souvenir, et la scène suivante elle trouve le message du commissaire annonçant qu’ils ont retrouvé le corps de Jean. C’est un moment de suspension poétique qui annonce le retour à la réalité, à la vérité.