28 FÉVRIER 2011

Frédéric Balekdjian : "Une situation profondément inacceptable."

"Faire un film est forcément un acte politique", affirme le réalisateur qui pour son premier long métrage, Les Mauvais joueurs, applique les règles du film noir – "sans psychologie et sans pathos" – à une plongée dans le monde des clandestins et de l'exploitation humaine à Paris.

La première chose qui frappe avec Les Mauvais joueurs, c'est la façon dont on se retrouve happé par l'atmosphère du quartier, des combines, d'une violence à fleur de peau...

J'aime les films de truands tragiques, de Casque d'Or de Jacques Becker à Mean Streets de Martin Scorsese : des films qui parlent de gens simples qui luttent pour survivre. Howard Hawks, Raoul Walsh, Anthony Mann sont des cinéastes qui ont nourri mon imaginaire et mon éducation cinéphile. Il y a une énergie et une vitalité chez eux qui me touchent vraiment. C'est en référence à ces classiques du film noir américain qui ont une sécheresse de narration et une durée assez courte que j'ai tourné Les Mauvais joueurs. J'ai vraiment fait le choix d'aller à l'essentiel, sans tergiverser, d'être au plus près des personnages. Je n'aime pas la psychologie et le pathos. J'ai essayé que la tension soit constante, même si l'atmosphère est un peu plus légère parfois et qu'il y a des moments de respiration et des ruptures de ton, comme dans la vie. Mon envie de base était que l'on puisse passer du rire à la violence, que l'on soit toujours sur la brèche.

Comment vous êtes-vous imprégné de cet univers pour le restituer avec autant de vérité ?

Ces personnages, je les ai côtoyés pendant des années. J'habite dans le quartier du Sentier à Paris depuis des années : mon grand-père est arrivé d'Arménie au début du XXe siècle pour fuir les Turcs et s'est retrouvé rue des Petits Carreaux, dans la boutique que mon père a reprise par la suite et qu’on retrouve dans le film. Il y a donc des choses vraiment proches de moi dans ce film : Vahé, par exemple, est mon prénom arménien... Gamin, j’aimais passer du temps dans la boutique de mon père pour lui donner un coup de main. Plus tard, parallèlement à l'école de cinéma où j'étais étudiant, j'allais l’aider pour les livraisons, à pousser des chariots. J'y étais, il n'y a pas eu de travail de recherche, c'est juste une partie de moi. La vraie recherche, en revanche, a consisté à ne pas raconter n'importe quoi concernant les Chinois : j'ai passé beaucoup de temps à bosser avec des gens d'associations franco-chinoises qui viennent en aide aux clandestins, comme l'association Pierre Ducerf, ou encore Martine Bouillon qui est juge pour enfants ; j'ai parlé avec beaucoup de gamins et de gens qui m'ont raconté leur vie et qui m'ont introduit dans le milieu, car c'est un milieu très compliqué à pénétrer. Je voulais surtout éviter les archétypes sociologiques. Ce que je souhaitais, c'était avoir avant tout des personnages crédibles et réalistes – qu'ils soient chinois, arméniens, noirs ou juifs – qui se trouvent dans une situation donnée en raison d'un concours de circonstances, et observer comment ils vont réagir face à cette situation.

En ce qui concerne les Chinois clandestins, la dimension communautaire ne prend jamais le dessus sur l'intrigue, mais possède tout de même la force du constat et de la dénonciation.

Aucun de ces personnages ne vit son histoire en se disant “je suis un Chinois clandestin”. C'est chaque fois un type ou une fille qui a une famille, qui l'a quittée, dans une situation très difficile et qui essaye de s'en sortir. C'est cela qui m'a touché avant tout : ces personnages sont d'abord des êtres humains, qui ensuite se trouvent dans un contexte historique et socio-économique qui les plonge dans cette situation dramatique. Je n'avais surtout pas envie de faire un film “folklorisant”. Un des sujets du film, c'était aussi de montrer comment l'individu se situe par rapport au groupe, quel que soit le groupe, que ce soit la société, la famille, la bande, la communauté. L'idée, c'est que chaque personnage refuse la règle du jeu du groupe qu'il veut intégrer : Sahak, Toros ou Vahé, qui sont marginaux et refusent de s'intégrer dans la société ou au sein de leur propre communauté, ne sont jamais dans le folklore ou dans le milieu arménien. C'est la même chose s'agissant de Yuen : il refuse la règle du jeu qui veut qu'il doit rembourser les frais occasionnés pour son voyage. Même Lu Ann, la copine de Vahé, refuse la règle du jeu du couple. Chaque personnage se définit par son refus individualiste d'accepter la règle. D'où le titre du film…

En même temps, la plupart des personnages sont des joueurs, des parieurs qui misent parfois leur vie.

Dans la mesure où on ne se repose plus sur la règle du groupe, on se voit obligé de se créer sa propre éthique. Du coup, cela devient un choix de tous les instants : il n'y a plus de repos possible, ni sur une communauté, ni sur une religion, ni sur un fonctionnement social. C'est cela qui m'intéresse chez Vahé – cette prise de conscience d'un homme qui, au départ, se définit davantage par ses refus, qui ne veut pas reprendre la suite de son père, qui ne veut pas s'intégrer à la bande. Dans ce contexte, Yuen lui sert de catalyseur : il s'attache à lui parce qu'il lui donne l'énergie de prendre sa vie en main, même si cela l'oblige à faire des choix qui engagent sa survie au quotidien. Au début, Vahé se vit comme un père par procuration pour Yuen, en essayant de l'éduquer à sa façon et de le sortir de ses ennuis tout en s'y prenant très mal.Or, petit à petit, c'est Yuen qui lui enseigne une nouvelle façon de vivre et lui ouvre les yeux.

Considérez-vous votre démarche comme militante ?

Bien sûr, faire un film est forcément un acte politique : le choix du sujet et des personnages traduit nécessairement une vision du monde. Tous ces enfants que j'ai rencontrés, et qui m'ont raconté leur vie, traduisent une situation profondément inacceptable. Il faut se rendre compte que les vêtements qu'on porte, ici en France, sont souvent fabriqués dans des caves, même à Paris où des gens travaillent dans des conditions abominables.

Comment avez-vous construit les personnages, aux personnalités très contrastées, mais toujours complexes, jamais caricaturales ?

Ce que j'aime, c'est quand les personnages prennent leur autonomie et décident de ce qui se passe. Si il y a une maturation suffisante et que le personnage est suffisamment construit dans ma tête, qu'il existe vraiment en moi, c'est lui qui agit. Je crée juste des situations.

On pense souvent à Scorsese, notamment en ce qui concerne Toros, qui évoque les personnages interprêtés par Joe Pesci...

Il se trouve qu'Isaac Sharry dégage une humanité et un charisme qui sont de cet ordre-là : un mélange de drôlerie et de violence qu'il a en lui, qui est sa personnalité à lui. Je l'avais vu dans deux ou trois films, et j'ai trouvé que c'était une évidence que ce soit lui qui joue Toros. Je connais les films de Scorsese quasiment par coeur, tout spécialement ses premiers longs métrages. A cette époque, Scorsese faisait du cinéma avec comme matière le cinéma et aussi sa vie.

Le travail sur le son est impressionnant : les bruits de la ville et du quotidien imprègnent le film, intensifiant la dimension réalistes.

Je ne souhaitais pas de musique de film à proprement parler, à l'exception de moments précis comme ceux, fugaces, entre Vahé et Lu Ann. La matière sonore est tellement riche, dans la rue, dans le métro, dans les ateliers ou dans le restaurant, que la musique devient superflue. On a donc été particulièrement attentif aux sons du réel pour créer une sorte de pulsation et d'harmonie sonore. Quant à la musique de source, c'est-à-dire celle qu'entendent les personnages eux-mêmes, je souhaitais qu'elle ait un double statut : qu'elle soit à la fois musique de source – elle est justifiée par l'action – et musique de film – elle est révélatrice de l'émotion de tel ou tel personnage en cet instant.

Pourquoi avez-vous choisi "Tout sera comme avant" de Dominique A pour la séquence finale ?

Au départ, j'avais choisi une ballade rock seventies un peu torturée des Sparks. Mais en écoutant la chanson de Dominique A, j'ai eu la gorge nouée et, comme les comédiens, elle s'est imposée. J'aimais bien le contraste entre la sécheresse et la tension du film d'un côté, et l'envolée lyrique que représente la chanson. J’avais envie que l’émotion contenue tout au long du film déborde à ce moment là.