28 FÉVRIER 2011

Goran Paskaljevic : "Une fable en Irlande pour parler de la Serbie..."

L'auteur de "Baril de poudre" explique comment l'idée de tourner "Mon cher ennemi" en Irlande lui permettait de "parler de la Serbie sans être trop didactique"... tout en réalisant en même temps un "vrai film irlandais, dont les habitants du cru sont fiers".

Entretien avec le réalisateur, Goran Paskaljevic

Mon cher ennemi raconte l'histoire d'un homme qui se définit exclusivement par rapport à un ennemi. Le cadre en est l'Irlande, mais il est difficile de ne pas penser à la Yougoslavie, qui sort à peine de dix ans de combats absurdes…

Goran Paskaljevic : Le parallèle est d'autant plus facile à faire que je voulais au départ tourner ce film en Serbie. Mais le pays était encore à ce moment-là dirigé par Milosevic : il n'était pas possible de faire le film dans des conditions de sécurité satisfaisantes. On a d'ailleurs cherché à m'intimider : j'ai eu le plaisir de voir débarquer la police chez moi. Dès lors, le choix se situait entre un film tourné à l'étranger et pas de film du tout. J'ai choisi la première solution. Le producteur italien, qui est le producteur principal, avait très envie que le film se fasse. On a choisi ensemble de porter notre histoire en Irlande. Il nous semblait que les similitudes entre les deux pays étaient suffisantes pour que le scénario ne soit pas en porte-à-faux. Les Irlandais ont de vrais ennemis héréditaires, ce sont les Anglais. Mais ils sont capables de s'inventer de faux ennemis…Il me semblait que la fable permettait de parler de la Serbie sans être trop didactique. Mais en même temps, c'est un vrai film irlandais. J'ai vécu six mois en Irlande, j'ai essayé de m'adapter à ce pays. Et je suis très fier quand j'entends les habitants du cru dire qu'ils le trouvent très irlandais…

On a le sentiment effectivement que ta capacité d'adaptation est forte. Tu peux faire un film dans n'importe quel pays tout en conservant une certaine crédibilité.G. P.: Peut-être. Mais l'Irlande est un pays où je me sens bien, ce qui n'est pas le cas de tous les pays. Cela dit, j'essaye de tendre à l'universel, y compris lorsque je tourne en Yougoslavie. La trame est identique quel que soit le cadre de l'histoire. Mais les couleurs changent en fonction des traditions locales.

Et tu as d'autant plus de facilités à tendre à l'universel que tu donnes à tes films des airs de fable, y compris en mêlant des éléments réalistes et fantastiques. On se souvient de l'ascension de Tom Conti dans L'Amérique des autres…G. P.: J'aime assez le mélange des genres. L'Amérique des autres ou Le Temps des miracles étaient particulièrement propices à la fable. Ce qui n'empêche pas d'établir un cadre historique précis. Ici c'est l'Irlande des années 20 qui est décrite, autrement dit un pays encore peu développé, qui tente de digérer les récents affrontements avec les Anglais. Certains m'ont demandé de quel droit je m'étais emparé d'une réalité qui m'était a priori étrangère. Il me semble que la question ne se pose pas quand un cinéaste européen ou asiatique va tourner aux États-Unis. Pourquoi doit-il en être autrement concernant l'Irlande ? Concernant un cinéaste qui n'a pas ses racines dans un pays, le procès en authenticité est fait a priori.

On peut te retourner la question : les journalistes, cinéastes ou écrivains d'Europe ont-ils dans l'ensemble su rendre compte de la guerre civile en Yougoslavie ?G. P.: Il est certain que la complexité des enjeux n'a pas permis à tout le monde de se faire une opinion éclairée. C'était un conflit très spécifique. Beaucoup d'Occidentaux ont tracé d'emblée la frontière entre les Bons et les Méchants. C'était évidemment plus compliqué que cela. Mais aujourd'hui, les médias ont l'obligation de ne livrer que des résumés. On nous demande de rendre compte d'une réalité en deux minutes : c'est évidemment impossible. On perçoit les choses de façon différente quand on y est confronté soi-même, et que l'on ne puise pas ses informations dans un flash d'informations télévisées. Même si le risque de la subjectivité n'est pas supprimé. Cela dit, j'ai lu d'excellents comptes rendus de la part de témoins français qui se sont donné la peine d'approfondir leur réflexion. Le cinéma n'a pas non plus à rougir de la façon dont il a couvert les événements.

Et le succès de "No man's land" a été à cet égard tout à fait encourageant, car c'est un beau film, digne et objectif. C'est un film dont l'ironie est assez en accord avec la tienne. On se souvient dans Le Temps des miracles de cette association entre un aveugle et un paralytique qui en disait long sur la façon dont tu voyais la Yougoslavie de Tito. La métaphore permet de s'ébrouer en toute liberté, plus facilement que le réalisme…G. P.: C'est ma culture. L'absurde et l'ironie sont mes compagnons. J'ai pensé à Beckett quand j'ai su que le film allait se faire en Irlande. Quand j'ai vu cet endroit désolé que l'on nomme Military road, j'ai su que le début et la fin du film s'y dérouleraient. J'ai appris ensuite que Beckett avait l'habitude de s'y promener… C'est un paysage qui évoque immédiatement En attendant Godot. L'absurde est le matériau de base de ce film, car c'est lui qui règne en Serbie…(…)Propos recueillis par Yves AlionBelgrade/Rueil, mai 2002L'Avant-Scène Cinéma n°513