28 FÉVRIER 2022

"Gorge profonde" - Quand le porno est sortir du ghetto - Le bref âge d’or du porno

En 1972, le succès de "Gorge profonde" aux États-Unis est porté par un rêve de libération sexuelle dont la décennie suivante sonnera le glas. Entretien avec la réalisatrice Agnès Poirier.

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En quoi Gorge profonde marque-t-il une rupture culturelle ?

Agnès Poirier : Pour la première fois, un film pornographique projeté au cinéma connaît un succès grand public et déclenche une discussion sans précédent sur la sexualité aux États-Unis. Alors que tout le monde se précipite dans les salles, voir Gorge profonde devient une expérience sociale. Le New York Times invente l’expression “porno chic” pour traduire la folie qui s’empare du pays, tandis que Linda Lovelace, l’actrice principale, est érigée en icône de la libération sexuelle. 

 

Comment expliquer cette évolution ?

Agnès Poirier : Le film capture parfaitement l’esprit de son époque. Dès les années 1960, les travaux sur le sexe et l’orgasme féminin des scientifiques William Masters et Virginia Johnson secouent la société américaine tandis que la censure s’allège. À partir de 1966, le code de production hollywoodien Hays qui régit les interdits n’est plus appliqué et la Cour suprême finit par baisser les bras. Des films tels que « Qui a peur de Virginia Woolf ? », « Le lauréat » ou encore « Macadam Cowboy » se mettent à aborder des sujets jusque-là tabous : l’adultère, la prostitution… ; et la police n’intervient pas quand les premiers films X sont projetés au cinéma. Le genre connaît même un âge d’or artistique… Avec le retentissement de « Gorge profonde », les budgets augmentent et les réalisateurs, animés d’un réel désir de cinéma, rêvent d’être reconnus par Hollywood. Les studios ne leur ouvriront jamais leurs portes mais leur succès fait évoluer les mentalités. On représente désormais à l’écran des scènes de sexe explicite, inimaginables quelques années auparavant, à l’instar du premier orgasme féminin du cinéma américain, dans le film « Coming Home » avec Jane Fonda, en 1978. 

 

Pourquoi les années 1980 marquent-elles un revirement ? 

Agnès Poirier : C’est surtout la fin d’une illusion. La décennie précédente a été marquée par l’espoir de la révolution sexuelle. Dès 1980, Linda Lovelace rompt brutalement avec ce discours en révélant qu’elle a été victime de violence et forcée par son ex-mari à devenir actrice de films pornographiques. Parallèlement, les féministes se rendent compte que la révolution sexuelle n’a rien changé aux inégalités hommes-femmes et aux assignations de genre. Deux courants s’opposent alors. L’un défend un mouvement antiporno, érigeant l’histoire de Linda en symbole, tandis que l’autre prône la pornographie comme facteur d’émancipation. L’arrivée de la VHS, puis d’Internet, sonne la fin des ambitions cinématographiques. Mais ce que dénonce Linda Lovelace dès cette époque annonce les violences sexuelles dont les femmes sont aujourd’hui victimes dans certains milieux de l’industrie du X.

 

Propos recueillis par Laetitia Møller