28 FÉVRIER 2011

Hiner Saleem : "Comment, en Occident, le bien-être de certains peut-il cohabiter avec autant de souffrance ?"

Pour décrire le quotidien d'un vieil homme vivant sous les toits, à Paris, le réalisateur s'est inspiré de l'un de ses voisins. " Ce qui frappe, dit-il, c'est qu'au milieu de la débâcle, les êtres sont beaux..."

Les Toits de Paris rappelle Vodka Lemon, l’un de vos précédents films.

Hiner Saleem : Oui, c’est une sorte de Vodka Lemon sur la France. Un film sur la décadence. Sur la défaite des systèmes humains. Communiste dans Vodka Lemon, capitaliste pour Les Toits de Paris. La richesse des pays développés produit des sas où sont entassés ceux qui ont perdu toute valeur. Quand on a dépassé l’âge où l’on est productif et indépendant, on entre dans la salle d’attente… Les humains sont étiquetés comme des denrées périmées, et parqués avant le passage des poubelles. Comment, en Occident, le bien-être de certains peut-il cohabiter avec autant de souffrance ?

Ce qui frappe, c’est qu’au milieu de la débâcle, les êtres sont beaux. Le regard que vous portez sur eux magnifie les visages et les corps.

Tout le combat de l’homme se résume à ne pas mourir de faim, ni de froid, ni de dénuement. Nous sommes faits comme ça. Je pense que nous sommes très misérables, mais que cette misère est sublime.

Vous situez l’histoire à l’époque de la grande canicule. Pourquoi ?

Il y a trois ans, un journaliste français m’a demandé mon opinion sur les morts durant la grande vague de chaleur. Ma première réaction a été de penser qu’au Kurdistan, où il fait souvent plus de 50 degrés, les vieux n’en meurent pas parce qu’on ne les abandonne pas. Nos vieux sont valables jusqu’à la mort !

Est-ce une façon pour vous de dénoncer la condition faite aux hommes quand ils vieillissent ?

Certainement pas. Le film n’a pas l’ambition de dénoncer quoi que ce soit. Personnellement, je n’ai pas de monde meilleur à proposer. Je me contente de raconter les êtres. Il se trouve que j'ai habité au dernier étage d’un immeuble, en face de l’église Saint-Vincent de Paul, proche de l’endroit où nous avons tourné. Deux vieux messieurs vivaient sur le même palier, dans des chambres de bonne. De temps en temps, ils partaient avec un sac à la main et allaient à la piscine. L’un ne sortait dans la rue qu’en costume-cravate. Sa chambre ne faisait pas plus de huit mètres carrés. Toute sa vie, il avait envoyé de l’argent au pays. Il a fini par quitter sa chambre, je n’ai pas su où il était parti. L’autre recevait de temps à autre la visite de sa fille. Un jour, elle a cessé de venir. Il a attrapé une gangrène, il ne pouvait plus sortir, il n’avait pas de douche… J’ai su qu’il avait un tuteur que j’ai contacté. Il avait plus de deux cents personnes en charge, jeunes et moins jeunes. Alors j’ai appelé un juge de l’arrondissement qui ne pouvait rien faire non plus : « Monsieur, en France, on ne peut pas obliger les gens à se laver… » Sa santé se dégradait de jour en jour. Une nuit, je l’ai vu à quatre pattes dans le couloir, traînant son corps vers les toilettes. Quand il m’a aperçu, il a rampé en sens inverse et il s’est retiré chez lui. Ce sont des moments qui m’ont marqué et dont je me suis inspiré.