28 FÉVRIER 2011

Jean-Pierre Améris : "Ce qui est le plus important à exprimer sur l’enfance : la peur"

"J’étais moi-même un enfant très peureux, très anxieux", confie le réalisateur de "Je m'appelle Elisabeth". Un film adapté du roman d'Anne Wiazemsky. "Je lis beaucoup, le livre est un détonateur, il libère des images. Mais ensuite, il faut se l’approprier. Très vite, j’ai eu envie d’y ajouter des éléments personnels..."

Qu’est-ce qui vous a décidé à adapter le roman d’Anne Wiazemsky ?

Jean-Pierre Améris : L’enfance. L’espèce d’idée fixe que j’avais depuis trois quatre ans, de faire un film sur l’enfance. J’ai longtemps cherché le sujet qui me conviendrait. Un moment, j’ai pensé adapter un célèbre roman pour la jeunesse des années soixante, La Cicatrice de Bruce Lowry, l’histoire d’un petit garçon avec un bec de lièvre. Et puis j’ai lu des articles sur le roman d’Anne Wiazemsky. Je n’aime pas le mot “pitch” mais celui de ce livre-là était assez irrésistible : “Une petite fille cache un fou échappé de l’asile que dirige son père”. À peu près au même moment, Fabienne Vonier m’a appelé pour me dire qu’elle avait les droits et me proposait de le réaliser.

L’adaptation de ce court roman sans réelle trame dramatique n’était pas évidente.

Je lis beaucoup, le livre est un détonateur, il libère des images. De la lecture naît l’étincelle mais ensuite, il faut se l’approprier. Très vite, j’ai eu envie d’y ajouter des éléments personnels : la mésentente entre les parents de la petite fille, par exemple, qui est un souvenir très crucial de l’enfance. De plus les disputes du père et de la mère renforcent le sentiment d’abandon qu’éprouve Betty, et qui est en filigrane du livre. Sa quête d’un chien, abandonné lui aussi, est un autre élément rapporté : on connaît l’importance des animaux comme confidents quand on a dix ans et qu’on se sent seul. Et puis, je savais qu’en travaillant avec Guillaume Laurant, ce que je souhaitais faire depuis pas mal de temps, celui-ci pouvait apporter de la fantaisie pour faire vivre le récit et son héroïne. Mais je dois dire qu’à la base, Anne Wiazemsky a merveilleusement traduit ce qui, pour moi, est le plus important à exprimer sur l’enfance : la peur sous toutes ses formes. Les peurs enfantines.

Vous en parlez comme si c’était autobiographique…

Je pense que c’est universel. Mais, en effet, j’étais un enfant très peureux, très anxieux. Étrangement, pourtant, j’ai très tôt développé un goût passionné pour la littérature et le cinéma fantastiques. Vers 7- 8 ans, j’étais attiré par les histoires de fantômes, Je reviens de l’au-delà, des histoires comme ça, qu’on lisait dans une collection formidable chez Marabout. D’autre part mes parents, qui aimaient beaucoup le cinéma, m’y ont emmené souvent, et j’ai peut-être vu alors des films que je n’aurais pas dû voir. Je me rappelle avoir été traumatisé par un film qui n’avait rien de fantastique, La Canonnière du Yang-tsé, avec Steve McQueen ; mais j’ai découvert ce jour-là que le héros pouvait mourir à la fin. Ça m’a rendu très mélancolique…

Pour vous, l’enfance est très liée au cinéma…

Complètement. On voit des films qui font peur et en même temps on est dans cette salle toute noire, où il ne peut rien nous arriver, où on se sent à l’abri. C’est un sentiment excitant. J’ai 45 ans, je suis cinéphile, mais je continue à voir le cinéma comme un refuge. Et aussi le moyen de pénétrer dans un autre monde.

Comment définiriez-vous les peurs de Betty ?

Elle est très imaginative. C’est son imagination qui engendre sa peur mais c’est grâce à cette imagination aussi qu’elle la surmonte. Elle est dans la fiction, tous les événements sont propices à se raconter une histoire. Betty voit le monde qui l’entoure comme un théâtre inquiétant, étrange. J’avais envie qu’elle soit peureuse, certes, mais qu’elle aille au-devant de ses peurs, qu’elle soit audacieuse, débrouillarde...

Qu’elle soit capable de cacher le fou qui s’est échappé, de le nourrir, de venir le voir en cachette, et, pourquoi pas de fuir avec lui…

Elle a ce culot-là en effet. Les fous ne l’intimident pas : elle est habituée à les côtoyer, son père lui répète depuis toujours qu’ils sont gentils, qu’il ne faut pas les craindre. Surtout, elle a l’intuition que tout le monde a un petit grain, sa famille comprise, alors…

Mais l’aventure échafaudée en secret par Betty ne peut se développer que parce que les parents ne voient rien…

Oui, et c’est une autre piste sur l’enfance qui me tenait à coeur : montrer à quel point les parents peuvent ne pas voir ce qui se trame dans la vie de leur enfant. Le père est très occupé par son travail, la mère a une forme de désinvolture, elle est de passage, elle va même quitter la maison. Aux yeux de Betty c’est une femme dangereuse qui crée la discorde dans la famille, sur qui l’on ne peut pas compter. Avec Maria de Medeiros, on s’est amusé à en faire une sorte de Cruella… Bref, on est là dans le cas de figure où une petite fille assume sa vie quotidienne “comme une grande”, et contrairement à ce que croient les adultes, elle perçoit avec acuité ce qui l’entoure.

À un moment donné, une fois que Betty a bien installé Yvon dans la remise, elle rayonne parce qu’elle mène le jeu à sa guise.

Dans son monde à elle, elle est reine. Elle décide du sort d’Yvon. On peut même penser qu’elle le voit comme une espèce de prince charmant. Simplement, dans sa manière d’agir, tout est un peu déformé.

Vous teniez à garder l’histoire dans l’époque où le roman la situe : les années soixante ?

Ce n’était pas décisif, mais ça me permettait d’inclure des petites choses qui faisaient écho à ma propre enfance. Je ne cherchais surtout pas à faire une reconstitution d’époque, plutôt à retrouver une atmosphère : la salle de classe, par exemple, qu’on voit très peu dans le film mais qui m’a laissé des souvenirs très forts.

Cette atmosphère est d’abord celle de lieux très présents. Comment y avez-vous travaillé ?

J’avais un grand chef décorateur, Jean-Pierre Kohut-Svelko, et avec lui nous avons pensé “géographie” : l’idée était que Betty vivait dans une espèce de jungle inquiétante. Je voulais que tous les déplacements de la fillette soient des petites aventures. Vus par ses yeux, les décors, intérieurs et extérieurs, devaient représenter une menace sourde. Il y a “le” mur, cette frontière au-delà de laquelle vivent “les fous” et que Betty a interdiction de franchir. Et à l’intérieur, l’escalier, les couloirs, les portes, et les secrets derrière les portes… Toute l’histoire, en fait, est affaire de territoires à habiter et d’espaces à traverser à ses risques et périls.

Des souvenirs personnels encore ?

Oui, bien sûr, et c’est de cela qu’on a parlé aussi avec le chef déco et le chef opérateur, Stéphane Fontaine. De cette sensation inoubliable, quand on se laisse surprendre par la nuit qui tombe et qu’on doit traverser le jardin jusqu’à la maison avec la certitude de se faire courser par un monstre qui est tapi dans l’obscurité. Le jardin est ce lieu de toutes les peurs. J’y jouais tout le temps seul, et c’est là, probablement, que j’ai commencé à faire de la mise en scène, en organisant des génocides d’Indiens… J’étais complètement dans l’imaginaire.

Mais vous ne jouez jamais sur les ressorts classiques de la peur. Vous suggérez, vous ne cherchez pas l’effet.

C’était délibéré. Mon repère, c’était un cinéma que j’ai tellement aimé, plutôt anglo-saxon. Rebecca de Hitchcock, Les contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang, et bien sûr, La nuit du chasseur de Charles Laughton, car on ne peut pas ne pas y penser quand on traite des peurs enfantines. Ce sont des films qui, d’emblée, vous font entrer dans un autre monde. L’étrangeté tient à des riens très maîtrisés, pas au désir forcené du metteur en scène de “faire original”. Je ne compare évidemment pas mon film à ces chefs d’oeuvre mais ils ont été une source d’inspiration. Dans mes films précédents, j’entrais dans des mondes préexistants, la prison pour Les aveux de l’innocent, les centres de soins palliatifs, pour C’est la vie, les clubs de boxe pour Poids léger. Cette fois, j’avais le bonheur de pouvoir créer un univers de toute pièce. Pour moi l’enfance est un monde. Et le film, c’est le monde de Betty.

La fin est filmée, éclairée, de manière délibérément irréelle, au bord du fantastique…

Le film est un conte. Il l’est de manière visuellement très affirmée dans l’épilogue que nous avons entièrement inventé.

Yvon est “fou”. “Les fous” vivent à proximité immédiate de la maison de Betty. La folie est une toile de fond omniprésente. Comment l’avez-vous appréhendée ?

Avec le regard de la petite fille : sans pathos. Pendant la préparation, on a visité des hôpitaux psychiatriques, on a rencontré des schizophrènes, la maladie dont semble souffrir Yvon. Un psychiatre nous a aidés à éviter certains pièges, et notamment que le garçon n’en fasse pas trop, qu’il reste le moins agité possible dans son état de panique. Et puis, il y a cette autre “folle”, Rose, la malade que le père de Betty emploie comme bonne et qui est si douce avec elle, un refuge, la seule personne qui ressemble à une protection. Et Rose, c’est Yolande Moreau, elle dégage une telle humanité, elle est si poétique…

Même s’il est constamment sous-tendu par une certaine fantaisie, votre film ne joue pas sur une vision radieuse de l’enfance…

Mais ce n’est pas gnangnan, l’enfance ! Un chagrin d’enfant n’est pas un petit chagrin, un désespoir de petite fille n’est pas un petit désespoir. Moi, je me suis vraiment senti de plain-pied avec Betty.

Vous avez trouvé une interprète formidable, Alba Gaïa Kraghede Bellugi. Comment a-t-elle jugé le personnage qu’elle avait à jouer ?

Parfois elle trouvait Betty un peu trop crédule. Mais elle avait beaucoup à voir avec elle : un côté secret, et en même temps, réfléchissant beaucoup, observant tout avec une grande attention… J’ai l’habitude de faire beaucoup de prises, peut-être trop, mais elle était toujours d’accord pour recommencer. À une seule condition : que je lui explique pourquoi. Je lui disais : “Regarde, il y a peut-être un fantôme derrière cette porte..” Dans la prise, je voyais - mieux, je filmais - le fantôme dans ses yeux. C’est aussi ça, la force de l’enfance : la capacité à croire. Et c’est d’autant plus précieux qu’on ne cherche rien d’autre chez un acteur : ce qu’il a dans la tête et qui passe par le regard.

C’est ce qui vous a poussé aussi à choisir Stéphane Freiss pour jouer le père ?

C’est un comédien assez atypique. Il travaille beaucoup en amont, il demande beaucoup de répétitions, mais il a aussi un humour qui fait passer une étincelle dans son oeil. Son personnage, qui est très carré à l’extérieur, est complètement perturbé à l’intérieur. Ça me plaisait beaucoup d’essayer de capter cette contradiction chez un comédien très précis comme lui… En même temps, il avait à surmonter une situation frustrante pour n’importe quel acteur : le film est entièrement vu par la petite, qui est de tous les plans. Les adultes sont plus ou moins ses marionnettes, ils sont instrumentalisés par elle.

Au cours du film, il arrive qu’on se demande si toute cette histoire n’est pas le fruit de l’imagination de Betty. Qu’en pensez-vous ?

C’est effectivement une hypothèse qui nous a effleurés, Guillaume Laurant et moi… En tout état de cause, le point de vue du film, c’est celui de Betty : je voulais d’ailleurs que le spectateur n’en sache jamais plus qu’elle. Mais j’ai évité d’employer des trucs trop voyants, comme placer la caméra plus bas pour être à la hauteur d’une petite fille de 10 ans. La réalité est juste légèrement biaisée : cela tient à des dialogues mal entendus, des choses mal vues par Betty, comme lorsqu’un enfant capte des choses qu’il ne comprend pas tout à fait. Cela passe par des petits décalages du cadre en particulier, par des espaces un peu trop vastes, où elle se sent un peu perdue. J’ai toujours pensé à un film que les enfants pourraient voir en s’identifiant à l’héroïne, et où les adultes retrouveraient une certaine perception enfantine.