28 FÉVRIER 2011

Julie Bertuccelli : "Je cherchais la distance d'un regard autre"

"J'avais envie de parler de la France mais pas de faire un film sur la France vue de l'intérieur. Je voulais traiter de l'imaginaire étranger, jouer du décalage, tourner une fiction loin de chez moi mais parler de moi avec cette distance," expliquait la réalisatrice au moment de la sortie de Depuis qu'Otar est parti... Venue du documentaire, elle signait là son premier long métrage de fiction.

Vous venez du cinéma documentaire. Votre capacité à saisir un geste ou un regard pour raconter les sentiments qui traversent et unissent vos personnages est-elle liée à votre expérience de documentariste ?

C'est possible. Ce que je trouve passionnant dans le documentaire, c'est que les gens qu'on filme inventent eux-mêmes des situations sans qu'on n'ait rien à leur demander. Il faut bien les choisir, mettre en place les circonstances, un procédé et une distance juste et les observer, les suivre, les mettre en valeur et faire confiance à son propre regard. D'une certaine manière, j'avais envie de retrouver cette liberté mais dans des situations de fiction. Ceci dit, dans mon travail documentaire, je ne pousse jamais la porte de la vie privée, je filme simplement les gens, par exemple dans leur travail, et si c'est bien fait, l'intimité passe dans les visages, les attitudes, les mots, les non-dits. Mon désir de fiction était d'aller plus loin en m'accordant la liberté de filmer des personnages.

La grande différence entre la fiction et le documentaire, ce sont les acteurs...

C'est vrai mais ça ne partait pas d'un désir très différent. J'ai filmé mes comédiens avec la même envie que j'avais de filmer les gens en documentaire sauf que là, je n'avais peur ni de la manipulation ni de la barrière de l'intimité. C'est si vrai que dès que je sentais qu'un acteur essayait de jouer, ça me cassait toute émotion. J'avais du plaisir à filmer les dialogues mais je me méfiais, j'avais peur que ça sonne faux.

Quelle est l'origine de cette première fiction ?

Au départ, Depuis qu'Otar est parti... était une histoire vraie qu'une amie m'avait racontée. C'était à la fois vrai et tellement romanesque que ça m'a donné l'envie de m'y projeter. Et puis aussi c'était une histoire sur laquelle je ne pouvais pas faire un documentaire, l'intimité était trop forte. Je me suis donc lancée dans une autre sorte de narration... Et nous avons bien sûr transformé les faits, réinventé l'histoire, la fin, les personnages.

Pourquoi la Géorgie ?

Je suis allée travailler six mois en Géorgie sur un film de Otar Iosseliani et je suis tombée amoureuse du pays, comme j'étais auparavant tombée amoureuse de ses films. C'est un pays vraiment attachant, au carrefour de l'Eurasie. Un pays soumis à des tas d'influences contradictoires : caucasiennes, russes, européennes, orientales. On ressent tout cela à Tbilissi qui est une ville magnifique, pleine de charme malgré sa décrépitude et sa fragilité. C'est moins âpre qu'en Russie. Les gens y sont extrêmement chaleureux. Je m'y sentais comme chez moi. C'est peut-être lié à mes origines méditerranéennes. Les Géorgiens ont connu une histoire mouvementée et beaucoup de misères mais ils gardent toujours le meilleur. J'ai aimé la Géorgie sans me dire que j'allais y tourner un film mais quand m'est venue cette idée d'histoire, il était évident pour moi que ça devait se passer là-bas. D'abord parce que la dramaturgie allait me permettre de parler de manière plus intense de ce pays passionnant. Et puis j'avais envie de parler de la France mais pas de faire un film sur la France vue de l'intérieur. Je voulais traiter de l'imaginaire étranger, jouer du décalage, tourner une fiction loin de chez moi mais parler de moi avec cette distance, la distance d'un regard autre.

D'où vient cet amour que la famille d'Ada porte à la France ?

La Géorgie est un pays qui a un long passé méconnu avec la France. Beaucoup de Français y sont allés, s'y sont même installés, il y a eu beaucoup d'échanges. Les Géorgiens sont fascinés par la culture française. Tous les pays d'influence russe sont un peu comme ça. Mais je ne voulais pas pour autant faire un film francophile. Je voulais moins parler de la France que de l'amour pour un pays rêvé, avec tout ce que cela peut engendrer comme déceptions.

Mais le cœur du film, c'est d'abord ces trois générations de femmes ?

Oui, l'idée était de parler des relations entre ces trois femmes échouées dans ce pays qui oscille entre transformations et régression. Je voulais que Eka, Marina et Ada soient au même niveau, qu'il n'y ait pas de personnage principal. D'une certaine manière, elles sont un même personnage, la même femme à trois étapes de la vie. Et puis, cette famille est une famille sans hommes. Les hommes sont récusés, mis de côté. En Géorgie, quand les hommes n'arrivent plus à assurer la quotidien, les femmes prennent en charge les responsabilités. Otar n'est pas le seul absent. On évoque aussi le père d'Ada, mort en Afghanistan, un père qui était peut-être russe, on ne sait pas vraiment... Pour moi qui suis issue d'un univers familial plutôt matriarcal, je pouvais y mettre beaucoup de ma propre vie, parler des rapports mère-fille qui m'ont structurée ou déstructurée...

Le film s'ouvre sur une scène muette autour d'un gâteau. Sans un mot, tout est dit de ce qui unit ces trois femmes...

Cette première scène n'était pas dans le scénario, on l'a complètement improvisée. C'était simplement l'envie de les mettre ensemble toutes les trois, un dimanche, dans le silence. Elles se baladent, elles n'ont rien à faire et rien à se dire... C'était le dernier jour du tournage en Géorgie, il n'y a eu presque rien à dire aux comédiennes, elles étaient devenues les personnages.

Comment s'est passé le casting ?

Au départ, mon souhait était de trouver trois Géorgiennes. Au bout du compte, il n'y a que Marina, la mère, qui soit jouée par une actrice géorgienne : Nino Khomassouridze. En Géorgie, il y a une grande tradition d'acteurs de théâtre. Nino est une forte femme, elle est très sensuelle, très belle. J'ai été très émue de découvrir, plus tard, qu'elle avait elle-même vécu une histoire tragique proche de celle du film. Pour le rôle d'Ada, Stéphane Batut, qui s'occupait du casting, a entamé des recherches en France et en Géorgie. Le casting a vite viré au casting sauvage et on a vu des dizaines des jeunes filles parlant français surtout en Géorgie, mais on n'a pas trouvé notre perle rare. En élargissant les recherches vers la Russie, le russe étant très répandu en Géorgie, il m'a rapidement présenté Dinara Droukarova qui vit à Paris. Pour ceux qui s'en souviennent, elle jouait dans Bouge pas, meurs et res­suscite de Vitali Kanevski, un de mes films fétiches. J'étais donc vraiment émue de la rencontrer. Dinara est russe d'origine mongole... Au départ, dans le scénario, le personnage d'Ada avait du mal à être féminine, elle faisait sa crise d'adolescence à 25 ans, c'était quelqu'un d'un peu rude, une fille un peu grosse, mal dans sa peau. Dinara a du charme et il a fallu que je m'adapte à son corps filiforme. Finalement, le mal-être du personnage passe par sa silhouette originale et son aspect buté et intense...

Et Eka, la grand-mère ?

J'avais adoré Esther Gorintin dans Voyages, le sublime film d'Emmanuel Finkiel. Mais j'étais angoissée à l'idée que les gens y voient une référence. De plus j'aurais préféré trouver une femme géorgienne francophile qui aurait eu l'authenticité du personnage et qu'on n'aurait jamais vue ailleurs. Finalement, après des longues recherches et des rencontres incroyables, le choix d'Esther s'est imposé. C'est une comédienne hors pair. Esther a 90 ans. Pour elle, ça n 'a pas été simple de partir en Géorgie pour un tournage de deux mois. Mais elle a été formidable, toujours concentrée, professionnelle, infatigable... elle a adoré le pays et elle a tellement apprécié la gastronomie locale qu'elle a pris cinq kilos !

Vous avez fait des répétitions ?

On a fait quelques lectures mais pas beaucoup. Il y avait des problèmes de langues : français, russe, géorgien. Esther parlait russe et français mais Dinara devait apprendre le géorgien qu'elle ne parlait pas et Marina n'avait pas très envie de parler russe parce que pour elle, c'est la langue de l'oppresseur... Les répétitions ont surtout servi à savoir qui parlait quoi et à quel moment. Pour moi, ça a été un temps d'observation qui m'a été précieux. Je n'avais pas envie de faire de la psychologie ou de donner des indications précises. J'avais besoin de les observer, de détecter des petites choses d'elles qui les feraient se rapprocher des personnages et vice versa. Comme certains ont des rituels de rangement ou de nettoyage avant de se mettre à leur table de travail, j'avais besoin d'être dans le réel, de sentir les décors, les moindres objets, les détails, tout le travail concret de la préparation.

Le mensonge est-il le sujet de votre film ?

Oui et non. Il est bien sûr là à tous les niveaux et ne cesse de générer d'autres séries de mensonges. C'est un concept et un terrain fort qu'il est passionnant d'approcher pour son pouvoir créatif et destructeur à la fois. Mais dans cette histoire il est surtout le catalyseur qui éclaire les antécédents familiaux et révèle chacune des trois femmes dans leur manière de vivre dans le mensonge et plus encore dans leur manière de transformer leur vie à partir de lui. Moi qui suis une grande menteuse devant l'Eternel... ou du moins qui aime jouer de ce rapport riche et ambivalent avec la réalité, je ne voulais pas porter un point de vue moral sur lui mais le poser comme un fait. Le mensonge n'est pas un principe mais un excès de cœur que je ne voulais pas juger, une manière un peu névrotique et un peu folle de s'inventer une vie, pour mieux supporter la sienne, mais aussi de manipuler et de se faire manipuler. Dans mon film, chacune trouve son compte dans ce mensonge.

L'attention que vous portez au réel n'empêche pas un vrai travail de dramaturgie.

C'était une des difficultés du scénario et du montage. Le temps passant et le mensonge devenant une réalité installée, le risque était d'écrire un scénario à rebondissements. On ne voulait pas créer quarante milliards de quiproquos, faire "opérette" ou vaudeville. On a essayé d'être dans le contre-pied tout le temps, de ne jamais être là où on nous attendrait, d'être un peu boiteux mais de retomber toujours sur les pattes de la vie. Avec la monteuse, Emmanuelle Castro, on a continué de tricoter avec la situation.

Pourtant on est tenu en haleine par cette histoire de mensonge, ses conséquences. On se demande comment elles vont en sortir...

On voulait rester au plus près de ces trois femmes et de ce qu'elles font de ce mensonge dans leur vie. Par exemple, la mère porte sa mystification comme un fardeau, presque un devoir et puis peu à peu, ça lui apporte quand même de la sérénité. De la tendresse naît entre elle et sa mère et ça détend leurs rapports. Quant à Ada, on a surtout cherché à voir comment elle éclot peu à peu, comment elle se révèle grâce au mensonge, comment elle y prend un certain plaisir et se met à vivre par procuration, comment elle apprend à être égoïste. C'est Ada qui donne corps au mensonge, c'est elle qui écrit et qui a le pouvoir de transformer les choses. C'est elle qui va finalement partir mais sans pour autant avoir engendré la situation qui le lui permet. C'est ce qui me touche le plus : comment les gens créent de la vie dans la contrainte, et souvent avec des bouts déficelle.

C'est aussi le cas de la grand-mère ?

Oui. Et finalement, la grand-mère est la plus active des trois femmes parce qu'elle a justement l'énergie de fabriquer de la vie. Son attitude induit l'idée qu'à tout moment, on peut tout remettre en question, changer de direction, sans avoir de scénarios pré-écrits, arrêtés. Ce qui est beau, c'est la manière dont chacune transfigure sa vie. Je déteste enfermer les gens dans des cadres. J'ai fait des documentaires sur des fossoyeurs, sur un gars qui sortait de prison, sur l'école de la magistrature, sur les Galeries Lafayette, sur des grands patrons qui fusionnent. Chaque fois, j'ai découvert des personnes qui contredisaient les a priori.

Dans le film, vous laissez pourtant entendre que la génération de la mère est une génération sacrifiée ?

La génération de Marina est celle qui a sans doute le moins bien négocié le post-soviétisme. Marina a pris les changements de plein fouet. Produit du passé et de plain-pied dans ce présent violent, elle est brisée au cœur de cette césure et elle se retrouve condamnée à ce que sa fille rêve d'ailleurs, condamnée à être abandonnée...

La photo de Marina avec un revolver sur la tempe dit beaucoup de choses sur son passé, sa force fragile...

C'est une vraie photo de Nino Khomassouridze. Je suis allée chez les comédiens pour choisir des photos d'eux. Celle-ci m'a fascinée. Nino est quelqu'un d'intensément complexe. Cette photo est symbolique, elle donne l'impression que cette femme a toujours été en décalage mais qu'elle est tellement forte qu'elle arrive toujours à faire avec. Un peu comme Marina qui était ingénieur et se retrouve à vendre des bricoles aux puces. Marina n'arrive pas à craquer, c'est le défaut des gens forts.

Et Eka, qui a gardé son âme de petite fille, est elle aussi très complexe...

Eka est issue d'un milieu cultivé mais elle se dit stalinienne quand ça l'arrange. Elle est restée très coquette et dès qu'elle se retrouve seule, elle en profite pour fumer. On ne change pas de caractère en vieillissant mais on apprend des choses qui s'accumulent, nous enrichissent et font naître des contradictions. En Géorgie, j'ai rencontré des tas de gens comme ça, qui lisent et adorent la littérature française et qui, sans pour autant regretter Staline, trouvent que c'était peut-être mieux avant... Ce sont ces contradictions que je trouve intéressantes. Je ne voulais pas de personnage monolithique.

La respiration du film est donnée par l'oscillation entre transmission et répétition.

C'était effectivement un des axes du scénario. Quand on pense à la famille, on pense forcément à la transmission, à la façon dont on lègue ses erreurs, ses défauts ou au contraire, au refus des parcours pré-établis. C'est très cinématographique de montrer comment on est contraint par des modèles. On filme de l'inconscient, des choses mystérieuses, impalpables, des secrets qui deviennent des évidences quand on vous les révèle. Je pense que le rapport grand-mère/petite fille est une manière d'expier le rapport difficile avec les parents, de prendre des chemins de traverse pour ne pas s'enfermer dans les luttes intestines entre mère et fille. A la fois on veut et on ne veut pas que ses enfants partent. Au générique de fin, il y a une chanson géorgienne qui dit "Papillon envole-toi, t'envole pas...".

Un rapport charnel très fort unit ces trois femmes : elles se serrent dans les bras, elles se massent les pieds, se lavent les cheveux...

C'est un peu ma propre vision des rapports familiaux... Au point de vue formel, j'aime filmer des corps, cela permet d'exprimer sans expliquer : un pied massé peut je crois dire beaucoup de la personne, de son rapport avec l'autre. Elles se sont données de l'amour, de la tendresse. Peut-être pas assez, peut-être pas comme il fallait.

Et l'arbre à vœux, il existe vraiment ?

Oui, il n'était pas présent dans les premières versions du scénario et nous l'avons découvert avec mon scénariste dans la toute première série de repérages. Il y a des arbres comme ça dans plein d'endroits, souvent près des églises. C'est une pratique païenne que je trouve très belle. On a l'impression que le réel respire. Même si on n'y croit pas, on fait quand même le geste de nouer son ruban aux branches, ça fait partie des traditions. Et c'est très émouvant. Ces rubans racontent plein d'histoires. Ils renvoient à l'universalité des envies, des chagrins, des espoirs.