28 FÉVRIER 2011

Karin Albou : "J'aime construire des personnages ambivalents"

L'une des grandes forces de la réalisatrice du Chant des mariées (son deuxième long métrage après La Petite Jérusalem), c'est de faire des démonstrations qui n'empruntent pas aux caricatures. Ses héros sont tiraillés par le doute... Ainsi de Khaled qui incarne à la fois, au début du film, une modernité rassurante et se révèle le plus perméable aux vieux démons.

Dans quel contexte le projet du Chant des mariées est-il né ?

En général, mes désirs de film partent d’un non dit, d’une zone d’ombre et de silence que j’ai besoin d’explorer en moi. Je pensais que ma famille, étant d’origine nord-africaine, n’avait pas du tout été touchée par la guerre. Un jour par hasard, j’ai découvert des lettres de mon grand-père, qui m’a élevée comme sa fille. J’ai interrogé ma grand-mère et j’ai appris que les juifs d’Algérie avaient été déchus de leur nationalité française pendant la guerre. Comme Tita que j’incarne dans le film, ma grand-mère ne pouvait plus travailler car elle était juive. Quant à mon grand-père, ses décorations de guerre lui ont permis de rester français et de bénéficier du statut de prisonnier de guerre et d’échapper à la déportation, bien qu’il ait fini la guerre dans un camp de concentration en Espagne. Ces non-dits familiaux m’ont donné envie d’entreprendre des recherches historiques sur cette période, couplées il est vrai à mes études : j’ai découvert qu’il y avait eu six mois d’occupation allemande en Tunisie et que la plupart des nationalistes arabes à l’époque étaient pro-allemands.

Comment avez-vous construit le film ?

On va des fiançailles de Nour, au début du film, à son mariage à la fin, d’un moment volontairement un peu grivois à la séquence finale de prière qui est un moment de tendresse et d’élévation spirituelle : les deux filles passent chacune de la droite à la gauche de l’image, avec une saute d’axe. Moi, cela m’évoque une sorte de sortie de soi extatique qui m’est inspiré par une phrase : « Je suis devenue celui que j’aime et celui que j’aime est devenu moi », de El Hallaj, un grand mystique soufi qui a été d’ailleurs assassiné pour avoir dit ça ! La première partie du film est centrée sur Myriam, la seconde sur Nour. La difficulté, c’était de ne pas perdre Myriam tout en étant avec Nour qui se débat et perd pied.

L’Histoire ne fait irruption dans le récit que de manière oblique (les tracts, la radio, la silhouette des soldats, les bruits de bottes etc.). Pourquoi avez-vous choisi cette mise à distance ?

Il était clair que je voulais faire un film intimiste. Je n’avais pas du tout envie d’une fresque historique. La guerre est vécue du point de vue féminin, c’est à dire perçue de l’intérieur des maisons (par la fenêtre) et lors des rares sorties en ville. En plus, j’aime filmer l’enfermement, physique et psychologique. Je me suis demandé : « Qu’est-ce que des femmes qui restent chez elles toute la journée perçoivent de la guerre ? Des bribes de mots et d’images, des annonces radios, des voix de soldats, des coups de feu »… On a beaucoup travaillé au son cette présence allemande ainsi que les bombardements. D’ailleurs, j’ai vécu personnellement dans des endroits où il y avait des bombardements lointains et c’est vrai que ça existe beaucoup plus au son… C’est sourd et lointain, on sait que c’est là mais tant que ça n’explose qu’à quelques kilomètres, tout le monde continue à vivre… C’est pourquoi j’ai choisi un traitement visuel minimaliste de la guerre : je ne montre pas les avions qui bombardent la ville. Le seul avion que je filme est celui qui lance les tracts sur la place. Cela m’intéressait davantage de traiter les répercussions de la guerre sur mes personnages que de montrer une escadrille d’avions allemands qui bombarde Tunis.

Vous montrez bien comment les Allemands ont monté les communautés juive et musulmane l’une contre l’autre.

J’ai été atterrée, quand j’ai fait mes recherches historiques, par la violence des propos antisémites qu’on trouvait à l’époque dans les journaux et à la radio. On tenait les juifs responsables de tout, et notamment de la guerre. Ce qu’on entend à la radio dans le film, ce sont des textes d’époque. Je trouvais important de montrer comment les personnages sont envahis par tout ça. Cette radio, qui est un objet de convivialité et que les deux familles partagent dans la maison, est allumée tout le temps. C’est par elle que la violence du monde s’infiltre dans la maison. En fait, cette maison est comme un cocon et à chaque fois qu’il y a une ouverture sur l’extérieur (la fenêtre, la terrasse, la radio), la guerre y pénètre.

On sent que Nour n’est pas aussi instruite que Myriam. Pourquoi Nour ne va-t-elle pas à l’école ?

Certains libéraux français ont créé une école primaire pour jeunes filles musulmanes, mais se sont vite heurtés à l’hostilité de certains colons, des familles musulmanes conservatrices et du clergé musulman. Une des premières choses qu’a faites Bourguiba à l’indépendance a été de fixer l’âge minimum du mariage à 17 ans pour les filles, sous réserve de leur consentement et de leur permettre l’accès à l’éducation. Cette question de l’âge du mariage des jeunes filles me touche particulièrement car ma mère m’a eu à 16 ans ! Le protectorat en Tunisie a été vécu de manière moins violente par la communauté juive car celle-ci a bénéficié du mouvement d’émancipation des juifs de France : des écoles de l’Alliance Israélite universelle se sont ouvertes en Tunisie, les juifs ont adopté le costume européen, les classes bourgeoises ont commencé à parler le français. Mais comme le dit Nour dans le film, beaucoup de Juifs étaient pauvres, et illettrés au moment du protectorat. Nour ne connaît pas tous ces points historiques. Elle voit juste la différence entre elle et Myriam. Du coup, elle reprend les propos antisémites de Khaled qu’elle nourrit de ses propres frustrations.

Il y a une vraie parenté entre Myriam et la Laura de La Petite Jérusalem : même détermination, même dimension de petite femme affranchie dans un milieu répressif à l’égard des femmes

Oui, même si la différence est que Laura vivait une crise d’adolescence qui est une notion assez moderne et occidentale. Myriam, malheureusement, n’a pas vraiment les moyens de se rebeller : elle doit obéir à sa mère et fi nit par se marier avec cet homme qu’elle n’aime pas. Les mariages d’amour existaient peu à l’époque. Nour et Myriam vivent toutes deux des mariages arrangés, à la différence près que Nour est amoureuse de Khaled ou du moins qu’elle s’imagine l’être … Mais le prince charmant n’est pas celui qu’on croit.

Et Khaled ?

C’est un personnage frustré socialement qui est évidemment perméable à la propagande. Ce que je voulais montrer c’est comment la propagande passe de bouche en bouche… d’abord par un tract puis par Khaled puis Nour. J’aime construire des personnages ambivalents. Khaled est celui qui incarne la modernité au début du film. Il prête des livres à Nour, il ne la rejette pas quand elle n’est plus vierge, il met même en scène la mascarade du drap à la fin. Mais en fait c’est lui qui va se radicaliser et revenir à  des positions archaïques… ce qui est une impasse au désir d’émancipation de Nour. Dans le film, on ne sait pas si ce personnage frustré arrive à jouir, à la fois sur la terrasse et pendant la nuit de noces. J’aime garder cette ambiguïté.

La représentation de Tunis échappe à tous les poncifs sur le Maghreb. Quelle image souhaitiez-vous en donner ?

J’ai déjà tourné deux films en Tunisie. J’ai aussi habité à Tunis où j’ai été très heureuse. J’y ai vécu plusieurs hivers : j’ai des souvenirs très précis du froid humide, du ciel blanc et brumeux, de la pluie. Je me suis toujours dit que j’avais envie de filmer l’hiver là-bas. J’ai axé la direction artistique du film sur des teintes froides, dans les bleus et les gris, pour casser l’image exotique et douce de la Tunisie. Grâce aux nouvelles pellicules sensibles, on a tourné en lumière naturelle, car je ne voulais pas une image trop léchée. On a ensuite désaturé un peu l’image à l’étalonnage. Par ailleurs, je pense que la Tunisie comme tous les pays – a aussi sa propre violence et j’avais envie de montrer ça. Par exemple, le hammam devient très vite un lieu de conflit : tension entre les mères et les filles, les juifs et les arabes. Pour la scène de l’épilation j’ai associé ces femmes qui parlent de manière très directe de la nuit de noces et de la virginité avec des plans de l’épilation de Myriam et l’angoisse des deux jeunes filles... J’ai aussi montré la violence sociale : Au Maghreb, la société est structurée de manière assez féodale. C’était valable à l’époque coloniale et ça l’est toujours maintenant.