06 JUIN 2012

L'important, c'est d'aimer Zulawski

A l'occasion d'un hommage au cinéaste polonais par la Cinémathèque de Nice en Janvier 2009, René Prédal revisite une oeuvre flamboyante, louée et rejetée avec la même passion, qui dépasse de loin le titre emblématique de sa filmographie, L'Important c'est d'aimer. Avec, en fil rouge, les commentaires même de Zulawski, adepte du parler-franc.

La leçon de cinéma et la rétrospective Zulawski organisées par la Cinémathèque de Nice, dirigée par Odile Chapel, sous les auspices complices de Jean-Luc Douin et Jean-Jacques Bernard, avaient été fort bien titrées “une quête fiévreuse".

Pourtant le cinéaste réfute farouchement tous les qualificatifs de ce type, jugeant consternants les mots qui définissent trop souvent son œuvre (douze films de La Troisième Partie de la nuit en 1971 à La Fidélité en 1999, auxquels il faudrait ajouter une dizaine de romans), la figeant dans des clichés caricaturaux et, plus grave encore, d’après lui complètement faux : exit, donc de "démesure, hystérie, folie, frénésie, vertige, vitesse, violence, déchaînement, obsessions morbides, apocalypse, délire, exhibitionnisme, mystique ou blasphématoire, démoniaque, viscéral, vomitif…" Donc acte.

Mais le Bien et le Mal, Dostoievski, la possession, le baroque, les mouvements d’appareil… ?

Son avis sur la question est fort pertinent : selon lui on assiste actuellement à un profond revirement du cinéma, si bien que son cinéma excessif serait désormais remplacé et dépassé par les excès mêmes du cinéma moderne, ce qui offre la chance à son œuvre de pouvoir être vue aujourd’hui autrement.

Quant à la dimension autobiographique de ses films, elle découle tout naturellement du fait qu’il ne trace pas de différence entre sa propre existence et le cinéma. D’ailleurs les réalisateurs qui mettent une barrière entre leur vie privée et leur profession ne l’intéressent pas.

Inversement, il envie beaucoup Ingmar Bergman d’avoir pu filmer toute sa vie ses femmes devenues ses amies, d’abord très jeunes, puis à trente ans et à soixante ans. Lui aussi veut demeurer artistiquement au plus près, si l’on peut dire, de ses proches et s’il met toujours au centre de ses films des jeunes femmes, c’est parce que lui, homme, ne saurait être inspiré en observant un autre homme dans son miroir. Il serait trop semblable à lui et ne lui apprendrait rien. Au contraire le visage, le corps, l’expression, les mouvements, les sensations et les émotions d’une femme l’interpellent et, comme elles sont toutes différentes, son questionnement (ses détracteurs diront son ressassement) sera sans doute thématiquement répétitif ( Qui suis-je ? Comment et pourquoi vivre, aimer ?), mais jamais dans sa manière de s’interroger.

Alors, envisagée ainsi, La Troisième Partie de la nuit évoque bien son enfance, mais à la manière terrifiante d’un conte de Grimm : il ne se souvient que des mauvaises choses.

Mis au monde en 1940, il est né en plein dans les atrocités nazies qui se poursuivent durant cinq ans et cette histoire d’intellectuels polonais nourrissant les poux qui serviront à fabriquer les vaccins contre le typhus pour les soldats allemands est véridique, vécue par son père. Lui est né de ces poux, de ce sang contaminé. Il y a donc souvent un enfant dans ses films, mais au statut ambigu, comme symbolique, car Zulawski déteste faire jouer des enfants. Il faut les garder intacts, ne pas toucher à l’ouverture qu’ils représentent : ils sont là en tant que regard.

Issu d’une famille de littérateurs, de poètes, de musiciens, il ne pouvait qu’être artiste à son tour et il sera cinéaste un peu par défi – puisqu’il n’y en avait aucun autour de lui – mais surtout parce qu’il a ressenti les plus grandes émotions de son enfance et adolescence au cinéma : Hamlet (Laurence Olivier, 1948) et Une fille a parlé (Andrzej Wajda, 1955) ont nourri sa vocation.

Très vite, il a voulu entrer à l’école de Lodz, mais comme son père travaillait aux Affaires étrangères après la guerre, il se trouve à Paris à quinze ans, y passe le bac, puis intègre l’IDHEC en tant qu’étudiant étranger, d’où cette double culture qui l’amènera à une carrière construite en allers et retours constants entre France et Pologne, pas forcément de son fait d’ailleurs : la censure politique à l’Est et les contraintes commerciales à l’Ouest seront la plupart du temps responsables de ses choix. On le dit volontiers Polonais en diable, mais là encore il tient à mettre les choses au point car la nature de la mise en scène n’est pas identique à Varsovie et à Paris.

En Pologne, il faut toujours lire entre les mots et décrypter les images car le cinéma y est un art du double sens.

Ainsi Cendres et diamant (A. Wajda, 1958) ne lui semble pas avoir un contenu bien intéressant avec ses personnages médiocres. Mais sa signification n’est pas là. Elle réside dans le fait que l’acteur Zbigniew Cybulski portait des jeans, une veste de combat américaine et des lunettes noires et cela voulait dire : on (re)connaît l’ennemi et on aime ça ! Aussi le film lança-t-il une mode dans la jeunesse qui montrait qu’elle revendiquait son appartenance au monde occidental alors que le nouveau régime communiste voulait l’ancrer côté russe et Europe centrale, c'est-à-dire oriental.

D’autre part, Zulawski ne croit pas que son cinéma ait vocation à exprimer une quelconque "polognité", car le bon cinéma ne saurait s’ériger en quoi que ce soit.

Au contraire, il lui faut plutôt distribuer des coups de pied ou siffler – plus ou moins fort - dans son coin. En aucun cas il ne devrait prendre le pouvoir pour incarner un sentiment ou un caractère spécifique national. Il réagit à peu près de la même manière quand on parle plus précisément de son "romantisme" (à la polonaise bien sûr).

Certes il se reconnaît pétri de culture polonaise, mais du côté des contre : alors oui s’il s’agit du romantisme des origines, c'est-à-dire de la révolution ! À la Gombrowicz par exemple. Zulawski a horreur de pontifier et se déclare réfractaire à imposer quelque chose qui serait valable pour tous. Aussi, dès que grâce à l’amitié de Roman Polanski rencontré à Paris, à la rédaction de son diplôme de fin d’études de l’IDHEC sur le film Kanal et à son bilinguisme, il peut devenir en 1961 assistant de son idole Andrzej Wajda pour servir de lien sur le plateau de Samson entre le bouillant réalisateur polonais et Serge Merlin, son cérébral et fragile interprète français, Zulawski sait qu’il va devoir se préparer à ne pas manquer son premier long métrage.

Dans les années 60, il assiste donc encore Wajda au cinéma, réalise deux téléfilms, écrit un premier roman, Kino, qui sera interdit, et demande alors à son père un scénario exaltant l’esprit de résistance nationale pendant la guerre, propre à séduire les autorités polonaises.

De fait, cette histoire de poux est excellente, mais la veille du tournage, il sort son vrai scénario à lui dont le sens n’avait rien à voir, et comme les prises de vue ont lieu en 1971 à Cracovie à six heures de train du pouvoir de Varsovie, il fait ce qu’il veut. Quand la censure voit La Troisième Partie de la nuit terminé, elle sent bien que ce n’est pas ce qu’elle croyait mais, se débattant à l’époque dans de violentes querelles intestines, elle autorise quand même la sortie, il est vrai dans cinq salles à peine. Présenté à Venise, c’est un grand succès critique et public.

Aussi Zulawski peaufine-t-il son style de films masqués dès l’année suivante, avec Le Diable : un film historique interprété par Wojciech Pszoniak, le grand acteur de Wajda, et une belle reconstitution du XVIIIe siècle. Mais en fait c’est la transposition, à une époque où la Pologne n’existait pas en tant qu’état, des mouvements de mars 1968 à Varsovie où les jeunes s’étaient révoltés contre la pétrification du communisme. Mais on les avait manœuvrés et il y avait eu des morts.

Cette fois la police politique lui fait comprendre qu’il vaudrait mieux quitter le pays. Il se retrouve donc à Paris où il survit en tant que script director, exactement comme Claude Sautet l’avait été quelques années auparavant.

Ainsi, il est un jour contacté par la productrice Albina du Boisrouvray à propos d’un scénario tiré du prix Renaudot de Christopher Frank, L’Important, c’est d’aimer : cinq étapes d’écriture s’étaient succédées mais personne n’était encore satisfait. Zulawski propose alors de développer le personnage du mari à peine esquissé dans le livre (ce sera Jacques Dutronc à l’écran) et réalise lui-même en 1974 le film qui marque un nouveau tournant dans la carrière de Romy Schneider. Zulawski la convainc de jouer sans le moindre maquillage, le visage déjà creusé (elle a pourtant moins de quarante ans) en lui disant qu’on croira qu’elle a été volontairement vieillie. De fait, elle obtient le César de la meilleure actrice !

Les images où elle éclate face à Dutronc ont été préparées par quelques plans fixes ultra conventionnels : d’abord le baiser à Fabio Testi filmé avec effet tarabiscoté de cadrage et musique sirupeuse (savoureuse caricature de Georges Delerue par lui-même), puis deux gros plans du visage de la comédienne exprimant toute sa tristesse naturelle, qui la conduira à disparaître sept ans plus tard (...)

La direction d’acteurs (et surtout d’actrices) est pour Zulawski un conflit entre deux fragilités, mais celle du réalisateur doit être compensée par une grande autorité sur le plateau alors que celle de l’interprète s’expose.

Le succès de L’Important, c’est d’aimer vaut en tous cas au cinéaste d’être rappelé en Pologne : on lui confie un (relativement) gros budget pour un scénario de science-fiction : Sur le globe d’argent. Mais le ministre de la culture Janusz Wilhelmi comprend en voyant les rushes que ce sera un film anticommuniste ; il interrompt le tournage, fait détruire les décors et disperser le négatif.

Dix ans plus tard, avec l’arrivée de la démocratie en Pologne, le nouveau pouvoir proposera à Zulawski de revenir le finir, mais ce ne sera plus possible, bien que le négatif ait été miraculeusement retrouvé au fond d’un couloir de laboratoire. L’auteur préfèrera introduire, en place des scènes manquantes, des plans documentaires du pays en 1987, sonorisés par sa voix off expliquant ce qu’il aurait voulu filmer en 1976.

En 1980 Zulawski réalise son film le plus célèbre, Possession, prix de la critique au Festival de Cannes, où Isabelle Adjani reçoit le prix d’interprétation qui sera doublé du César (...) Zulawski commençait à avoir une réputation sulfureuse mais surtout exécrable dans la profession. Isabelle Adjani aussi. Or il pensait qu’elle était la meilleure et la voulait à tout prix. Elle non, mais son mari Bruno Nuytten que Zulawski avait engagé comme chef opérateur sut la convaincre. Elle ne trouvait plus à tourner depuis trois ans ; or il fallait qu’elle joue. Elle se décida donc à retrouver le chemin des studios avec un cachet au minimum syndical !

Sa performance corporelle sera prodigieuse, dans ses deux rôles (Anna la folle et Helen, son sosie, l’institutrice que l’actrice interprétait avec des verres de contact), malgré les différends qui l’opposèrent souvent à son metteur en scène alternant constamment vis-à-vis d’elle délicatesse suprême et rudesse terrible. Elle n’assistera jamais aux projections de rushes mais, lorsqu’elle découvrit le film terminé, elle écrivit à Zulawski que le cinéaste avait montré d’elle précisément ce qu’elle ne voulait pas qu’on puisse voir, ce qui constitue un formidable compliment.

Cette interrogation frontale sur la nature profonde du mal prend la forme fantastique d’un véritable film de terreur alors que, dans ce domaine de l’horreur métaphysique, David Cronenberg (que d’ailleurs Zulawski n’aime pas du tout) et David Lynch n’en sont qu’aux débuts de leurs carrières. Dans la scène centrale où Anna abat Marc son mari – à moins que ce ne soit son double – (Sam Neill, lui aussi formidable) au pied du lit où gigote une sorte de poulpe sanguinolent hideux et repoussant, tout le monde avait dit à Zulawski qu’il ne fallait pas voir le monstre. Or le cinéaste pense que si on ne veut pas le montrer au cinéma, il ne faut pas faire de film car, comme l’exprime le dossier de presse dans une citation d’un philosophe grec évidemment sélectionnée par l’auteur : "tout ce qui se montre est vision de l’invisible".

Pour créer le monstre, la production avait engagé à grand frais aux effets spéciaux Carlo Rambaldi qui sortait juste de Rencontres du troisième type. Mais le spécialiste avait fabriqué à la veille du tournage de la séquence une sorte de gros préservatif rose comme un Marshmallow animé qui consterna Zulawski.

Dans la nuit, fut donc bricolé avec Rambaldi, oubliant Spielberg pour replonger dans les séries Z italiennes où il avait débuté, à l’aide de colle, de bouts de pellicule et de morceaux de bois, l’affreuse créature que l’on voit à l’image, animée par le haut avec de longs fils invisibles et par l’assistant la secouant caché sous le lit.

Mais Zulawski est certainement, davantage qu’un montreur de monstres, un éblouissant metteur en scène de femmes, comme on le verra encore avec Valérie Kaprisky (La Femme publique, 1983) et Sophie Marceau (L’Amour braque, 1984 ; Mes nuits sont plus belles que vos jours, 1988 ; La Note bleue, 1990 et La Fidélité, 1999) qui sera à l’époque son épouse et la mère de son fils.

La carrière de la première souffrira beaucoup du mauvais procès d’exhibitionnisme pornographique fait aux séquences où elle danse nue pour des voyeurs et au cinéma de Zulawski en général, accusé de cultiver cette image de marque dans des films jugés de plus en plus semblables. Pourtant Zulawski défend son œuvre en disant qu’il n’y a pas d’excès chez lui, mais plutôt des insuffisances chez ses censeurs. Cette danse ne serait nullement pornographique car c’est une façon pour le personnage (et l’actrice) de donner ce qu’il a, à savoir le plus beau corps du cinéma, en pleine pureté et naïveté : le cinéma est fait pour montrer en s’adressant à des spectateurs débarrassés de toute hypocrisie et, quand un film est bon, il est forcément libérateur.

Après l’opportunité de faire cadrer son style virevoltant et son univers dostoievskien (le romancier ayant déjà été adapté dans L’Amour braque) avec l’opéra de Moussorgsky… sur un livret de Pouchkine – Boris Godounov, 1989 -, Zulawski approfondit dans Chamanka (1995, tourné en Pologne) une autre constante de son œuvre : la possession, ou plus précisément ici la transe maîtrisée par un chaman vieux de deux mille ans, qui rend l’homme insensible à la douleur et comme extérieur à lui-même. C’est aussi travailler la propension de l’être humain à vivre en état permanent de représentation.

Or Zulawski sait utiliser cette faculté pour en faire un somptueux (plus souvent que grand-guignolesque) spectacle cinématographique et, s’il a tenu à filmer dans L’Important, c’est d’aimer le visage saillant de Klaus Kinski, c’est parce qu’il avait appris que le comédien avait été le premier à jouer Hamlet dans les ruines de Berlin en 1945 : jouer, encore et toujours jouer, même au milieu de l’Apocalypse !

Le jeu est d’ailleurs pour Zulawski davantage d’essence féminine et enfantine que masculine, d’où sa préférence pour les personnages de femmes.

Dans son dernier film La Fidélité, d’après La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette (après l’adaptation de Jean Delannoy en 1961, celle de Manoel de Oliveira – La Lettre en 1998 – mais avant celle de Christophe Honoré – La Belle Personne – 2008), Zulawski s’attache encore à des photographes : elle fixe les choses dans un style sophistiqué, tandis que lui traque le trash, les vrais gens dans la rue, mais il va y avoir croisement de leurs pratiques respectives ; en somme les photos remplacent les lettres de l’auteur du XVIIe siècle, l’acte photographique fascinant le metteur en scène parce qu’il est en outre au cœur du processus filmique : l’image fixe ne constitue-t-elle pas en effet le 1/24e de seconde du mouvement ?

Alors Zulawski aime montrer la technique du regard (humain) comme de la captation (par la machine) pour observer la manière dont ils se combinent et se comportent dans les contraintes corruptrices des systèmes de l’Ouest autant que de l’Est : le cinéma, la vie et l’attitude de moraliste d’un cinéaste paroxystique.

René Prédal (retranscription parue la revue Jeune cinéma)