28 FÉVRIER 2011

La mort et la vie... Comme la peinture et la toile.

Marquée par le deuil et la douleur, et donc (encore plus ?) sensible à la beauté de la vie, la cinéaste japonaise pratique un cinéma de la sensation. Dans ses documentaires, comme dans ses fictions. "Shara", histoire d'une double renaissance, laisse au vent et aux images furtives le soin de transporter le spectateur dans le monde intérieur de ses personnages. "La Forêt de Mogari" poursuit encore plus profondément le voyage. Sans rien expliquer ? C'est qu'au lieu de "montrer le cadeau", Naomi Kawase préfère "montrer le bonheur dans les yeux de celui qui le reçoit."

Pourquoi les arbres se balancent-ils dans le vent ? La réponse est dans un documentaire tourné par Naomi Kawase : pour pouvoir se toucher les uns les autres. Dans Shara, le deuxième film (de fiction) de la jeune réalisatrice, ce sont deux adolescents qui ne savent pas très bien pourquoi la vie les balance au gré d’un vent malade. Ils sont ballottés dans une sorte de malaise existentiel qu’ils ne sauraient définir. Mais, au contact l’un de l’autre, la reconnaissance est immédiate. Nous saurons peu à peu pourquoi. S’ils étaient des arbres, on dirait que quelques-unes de leurs profondes racines ont été arrachées : le garçon a perdu un frère jumeau, mystérieusement volatilisé dans le dédale des ruelles qui conduisent chez leurs parents ; la fille, elle, apprend brusquement un secret de famille au détour de l’une de ces mêmes ruelles. Tout s’éclaire. Leur manque finit par se combler. Shara est l’histoire d’une double renaissance. Un film dont la symbolique émane d’un parcours très physique décrit par la caméra. On suit plusieurs fois, sans interruption, dans un long mouvement de filature, la fuite en avant des personnages dans le labyrinthe des ruelles. Les états d’âme des personnages s’expriment à travers leurs déplacements dans l’espace. Et c’est l’observation très concrète de rituels évocateurs qui nous fait accéder à une vision spiritualiste. La cinéaste insiste sur les gestes : dessiner (mais c’est pour fixer le visage du double disparu), cueillir un légume (mais c’est juste avant une longue scène d’accouchement), s’attarder sur l’épaisseur de l’encre de chine, celle que l’on fabrique précisément dans la région où se passe le film (mais c’est pour mieux inscrire sur l’écran les mots “ lumière ” et “ obscurité ”). Quand la jeune fille offre au garçon un porte-bonheur en forme de tête de singe, il n’y a pas de gros plan sur l’objet : “ L’important, dit la réalisatrice, c’est de montrer les sentiments, le bonheur dans les yeux de celui qui reçoit le cadeau. ” Naomi Kawase n’aime pas expliquer. Elle pratique un cinéma de la sensation. Il passe par la retranscription sans effets des signes du monde qui nous entoure. Avant de nous faire assister à une danse libératrice, proche d’une transe, qui constitue le clou d’une fête populaire, le film aura pris soin d’en montrer les préparatifs et les répétitions. Un récit classique aurait éliminé ces scènes sans enjeu dramatique fort. Or c’est dans ce quotidien, très visible et à notre portée, que Naomi Kawase cherche à capter quelque chose qui serait de l’ordre de l’invisible – ce vent qui anime les arbres ; et les humains. C’est ce qui est le plus simple, le plus bref, qui, dans Shara, est parfois le plus saisissant de beauté : un chat qui se prélasse dans l’herbe, une toile d’araignée dans un jardin, un papillon qui s’envole, le silence d’une ruelle vide. Dans son premier long métrage, Suzaku, qui remporta en 1997 la caméra d’or au festival de Cannes, la réalisatrice filmait déjà la nature comme un personnage essentiel. Les acteurs étaient non professionnels (recrutés dans le village où l’on tournait) et la montagne imposait comme une filiation naturelle sa présence minérale avec celle d’une grand-mère en train de mourir doucement, avant de partir bientôt en poussière. Dans les films de Naomi Kawase, l’extrême beauté contemplative ne saurait faire oublier la proximité de sa dissolution. Suzaku évoque la disparition de la grand-mère. Le deuxième long métrage, inédit, de Naomi Kawase, Hutaru (“ Lucioles ”), fait état des crises dépressives de la cinéaste. Shara, film sur la douleur inexpliquée, mais guérie, s’est construit dans la continuité immédiate d’un documentaire sur la mort. Celle de Kenzuo Nishii, photographe et critique célèbre, atteint d’un cancer en phase terminale. La Danse des souvenirs (2002) est consacrée aux derniers mois de celui-ci. “ Il se savait condamné et m’a demandé de filmer ses derniers instants, dans sa chambre d’hôpital, raconte la cinéaste. Je lui ai demandé pourquoi il m’avait choisie. Il m’a répondu : “C’est une intuition.” C’était dur à entendre. Parce que moi, je filme pour vivre. Il a ajouté : “Si c’est toi, je pourrai peut-être vivre plus longtemps. Tous les jours, je saurai qu’il y a un lendemain.” Ça m’a fait réfléchir. Quand j’ai entrepris Shara, je pensais parler de la jeunesse, des délinquants et des criminels de 17 ans. Je me suis souvenue de cette conversation à l’hôpital ; j’ai considéré que le monde était déjà assez rempli de ces personnages et j’ai décidé de faire un film qui, dans le sillage de Kenzuo Nishii, serait plein de courage et d’espoir. Parce que, en filmant la mort de si près, j’ai vu à quel point elle n’est qu’un aspect de la vie. L’un est dans l’autre, comme la peinture sur la toile. Je crois que, lorsque j’ai filmé son dernier souffle, c’était comme une promesse. Peut-être est-ce pour cela que la scène finale de l’accouchement a pris cette tournure. La naissance est longue et dure, tout autant difficile que source de joie ; on sent combien tout est entremêlé. ” Naomi Kawase parle de la même manière de ses films. Les uns naissent des autres. Avec comme unique ligne de force une interrogation sur la façon d’inscrire sa vie en désordre dans l’ordre naturel du monde. Les titres de ses essais, parfois proches du journal intime, portent déjà en eux cette tension : Je fixe mon regard sur ce qui m’intéresse, Concrétisation des choses qui surgissent autour de moi, Maintenant, Regardez le ciel, Mémoire du vent, Dans ses bras, Dans le silence du monde… “ Au moment de Hotaru (2000), ma vie était compliquée. Je divorçais du producteur qui était mon mari, et je poursuivais la quête, commencée dans un autre film, autour de mon père, que je n’ai pas connu. Il ne m’a pas reconnu ; j’étais partie à sa recherche pour découvrir finalement qu’il était déjà mort. Comment continuer si mon père n’est plus ? Je m’étais alors forcée à filmer une histoire. Or c’est précisément le contraire de ce que je veux faire. J’aime que les films viennent à moi naturellement. ” La part autobiographique, dans Shara, est toujours centrale mais transposée. La scène où la jeune fille apprend la vérité sur son père, Naomi Kawase l’a vécue ainsi. “  On marchait côte à côte avec ma mère, on faisait les courses avec nos cabas ; le choc était le même que si cela avait été dit dans un moment solennel, mais là je me suis raccrochée au quotidien : je n’avais pas à m’effondrer, j’étais dans la rue avec mon sac à commissions et il fallait rentrer ”. Nara, la ville où se déroule Shara, est aussi celle où la réalisatrice est née. “ Une ville millénaire, chargée d’histoire, à l’écart de l’agitation des grandes villes japonaises ”, dit-elle. Et, comme Suzaku était le nom d’un dieu chinois bienveillant, Shara se déroule dans sa ville natale parce qu’on y respecte par tradition le dieu Jizo, protecteur des enfants. Lorsqu’elle présentait Shara au festival de Cannes 2005, Naomi Kawase était enceinte. Sur son film elle n’a qu’une envie, “ qu’en le voyant on ressente le bonheur d’être en vie dans un monde comme le nôtre ”. Mais il n’y a pour cela qu’un vecteur : la mise en scène. C’est sans doute parce qu’elle a déjà beaucoup filmé le feu et les ombres, en y superposant longuement ses conversations avec sa mère sur les raisons de l’abandon de son père, sur sa mort, que Naomi Kawase a comme épuisé dans une démarche expérimentale la tourmente de son cinéma. Désormais, la peur et la sérénité ne font plus qu’un, dans une sorte d’évidence. Et il est saisissant de voir, dès les premiers plans de Shara, comment, dans une quête perpétuelle, la caméra semble s’extraire des ténèbres pour chercher un puits de lumière. Comment elle s’insinue dans des coins sombres pour mieux se diriger vers un seuil de clarté, et elle ne fait plus autre chose dans son film suivant, La Forêt de Mogari. Mais ce que la caméra de Naomi Kawase, peut-être, préfère, c’est amorcer ce mouvement semblable à une tête qui bascule en arrière pour découvrir un ciel d’arbres, de branches et de feuilles, et s’enivrer de leur beauté. Comme le réalisateur malade dont Naomi Kawase a gardé une ultime trace, en filmant souvent les arbres que l’on voyait de sa fenêtre. Il n’y a alors nul remords à disparaître quand on a le sentiment que mourir c’est vivre cette sensation de vertige et de vent. Se transformer en peinture désormais imprégnée dans la toile."Philippe Piazzo