28 FÉVRIER 2011

Laurent Cantet et François Bégaudeau : joute oratoire sur les joutes oratoires

Mon premier a réalisé le film. Mon second a écrit le roman et tient au cinéma le rôle du professeur qu'il fut autrefois. Ensemble, ils ressituent le cadre et la construction du projet. "Tout le film est ainsi construit autour du langage. Peu importent la force et la pertinence des positions, ce qui compte avant tout est d'avoir le dernier mot" dit l'un. "Ni lamentations sur le déficit supposé du langage des ados, ni émerveillement béat sur le formidable génie de « ces gens-là »" dit l'autre. Et au final : "l'école, c'est effectivement parfois très chaotique, inutile de se voiler la face. On y vit des moments de découragement, mais aussi des grands moments de grâce, d'immense bonheur. Et de ce grand chaos, naît finalement pas mal d'intelligence."

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Laurent Cantet. Avant le tournage de Vers le sud, j'avais eu l'idée d'un film sur la vie d'un collège. Très vite, le projet s'était imposé de ne jamais sortir de l'enceinte de l'établissement. De plus en plus de gens parlent de « sanctuariser » l'école. Je voulais au contraire la montrer comme une caisse de résonance, un lieu traversé par les turbulences du monde, un microcosme où se jouent très concrètement les questions d'égalité ou d'inégalité des chances, de travail et de pouvoir, d'intégration culturelle et sociale, d'exclusion. J'avais notamment développé une scène de conseil de discipline, que je voyais comme une sorte de « boîte noire » du collège. À la sortie de Vers le sud, j'ai rencontré François qui présentait au même moment son nouveau livre, Entre les murs. Son discours était un contre-feu aux réquisitoires sur l'école d'aujourd'hui : pour une fois, un prof n'écrivait pas pour régler ses comptes avec des adolescents présentés comme des sauvages ou des abrutis. J'ai lu le livre, et j'ai eu immédiatement le sentiment qu'il apportait deux choses à mon projet initial : d'abord, une matière, une sorte d'assise documentaire qui me manquait, et que je m'apprêtais à constituer en allant moi-même passer du temps dans un collège ; et surtout, le personnage de François, son rapport très frontal avec les élèves. Il a ainsi condensé et incarné les différentes facettes de profs que j'avais d'abord imaginés.

François Bégaudeau. Le livre voulait documenter une année scolaire, au ras de ses expériences quotidiennes. Il n'y avait donc pas de ligne narrative claire, pas de fiction nouée autour d'une affaire particulière : il y avait bien des conseils de discipline, mais c'était tout au plus des faits parmi d'autres, qui suivaient chacun leur cours. Dans ce matériau, Laurent et son co-scénariste Robin Campillo ont tiré le fil qui les intéressait. Le livre était une somme de situations, ils en ont prélevé quelques unes pour les agencer en fiction ; il ne comportait pas de « personnages » à proprement parler, ils en ont constitués, parfois en opérant des greffes entre plusieurs gamins du livre.

Laurent Cantet. Nous voulions que ce fil narratif n'apparaisse pas immédiatement, et que des personnages se dessinent progressivement, sans qu'on les ait vus véritablement venir. Le film est d'abord la chronique de la vie d'une classe : une communauté de 25 personnes qui ne se sont pas choisies, mais qui sont appelées à se côtoyer et à travailler entre quatre murs pendant toute une année. Souleymane n'est d'abord qu'un élève de cette classe, à égalité avec les autres. Après une heure de chronique, une histoire « prend », dont il est le centre, et c'est seulement rétrospectivement qu'on se rend compte que tout était déjà en place.

François Bégaudeau. Pendant l'écriture du scénario, je suis surtout intervenu au titre de vigie documentaire. Certains épisodes pouvaient très bien fonctionner narrativement, mais me paraître improbables dans le réel de l'école : j'ajustais.

Laurent Cantet. Nous avions rédigé un synopsis initial, une colonne vertébrale du film, destinée à être irriguée et modifiée pendant toute l'année de préparation, selon un dispositif que j'avais déjà expérimenté pour Ressources humaines. Il s'agissait de partir d'un collège existant et d'engager dans le processus du film tous les acteurs de la vie scolaire. La première porte que nous avons poussée, celle du collège Françoise Dolto à Paris dans le 20e arrondissement, a été la bonne (nous y aurions d'ailleurs tourné s'il n'avait pas été en travaux) : tous les adolescents du film sont élèves à Dolto, tous les profs y enseignent, Julie Athénol y est CPE, Monsieur Simonet principal-adjoint ; et à l'exception de la mère de Souleymane, dont le rôle est le plus fictionnel, les parents du film sont ceux des élèves dans la vie... Le travail avec les adolescents a commencé début novembre 2006, et a duré jusqu'à la fin de l'année scolaire. C'étaient des ateliers ouverts, chaque mercredi après-midi, à tous les élèves de quatrième et de troisième qui le désiraient. En comptant ceux qui ne sont passés qu'une seule fois, nous avons vu une cinquantaine d'élèves. La quasi-totalité de ceux qui forment la classe du film sont ceux qui se sont accrochés toute l'année : les autres avaient, pour la plupart, arrêté d'eux-mêmes.

François Bégaudeau. 25 sur 50, on est loin de ce qu'on entend si souvent à propos des castings d'adolescents : « on a rencontré 3000 gamins, et tout à coup, on a trouvé la pépite ». Mais non : des pépites, il y en a un peu partout.

Laurent Cantet. Tout au long de l'année, une classe s'est formée. François participait à tous les ateliers. Nous avons appris progressivement à les connaître et à fouiller avec eux ce qu'ils pouvaient greffer d'eux-mêmes sur les squelettes que nous leur proposions. Les personnages du scénario initial, qui n'existaient d'abord que pour les situations qu'ils pouvaient générer, se sont précisés. Le jeune Chinois du livre, par exemple, m'intéressait pour sa maîtrise encore fragile du français, et pour l'épisode de l'expulsion de ses parents : mais le Wei du film doit beaucoup à celui qui le joue ; nous n'avons pas écrit un mot de son autoportrait, ni du passage où il explique qu'il lui arrive d'avoir honte pour les autres.

François Bégaudeau. Dans le livre, Ming était très studieux ; il était mutique parce que concentré, et parce que redoutant les fautes de français. Wei est hyper-bavard : dès les premiers ateliers, il s'est lancé dans des monologues d'une demi-heure, sans aucun complexe sur un bilinguisme pas encore tout à fait au point.

Laurent Cantet. Tous les cas de figure se sont présentés, selon que les personnages étaient plus ou moins construits par la fiction. Arthur, le gothique, par exemple, n'était pas prévu par le scénario. Mais quelques semaines avant le tournage, la costumière est venue faire le tour de leur garde-robe : si l'un d'entre eux voulait devenir gothique, pourquoi pas ? Arthur s'est jeté sur la proposition. J'imagine qu'il y a là quelque chose qu'il aimerait vivre sans vraiment l'oser, il a sauté le pas dans la fiction. J'ai rebondi sur ce choix en demandant à sa mère d'en faire l'objet de sa discussion avec le prof. C'est d'ailleurs la seule rencontre que j'ai réellement orientée : les autres parents ont eux-mêmes proposé les thèmes, en projetant sur les personnages les attentes qu'ils ont réellement face à leurs propres enfants.

François Bégaudeau. Pour les adolescents, la plupart de leurs personnages sont des compositions. À la sortie du film, on dira : « ces gamins sont formidables, mais ils ne sont pas à proprement parler des acteurs, s'ils sont naturels, c'est qu'ils jouent leur vie... » Rien de plus faux !

Laurent Cantet. Dans les improvisations en atelier, on essayait de les pousser aussi loin que possible dans une direction pour voir s'ils pourraient endosser telle ou telle scène. Un jour, j'ai demandé à Carl d'être très remonté contre le prof, et il nous a proposé une scène d'une violence inouïe. Quelques secondes plus tard, je lui ai suggéré une autre situation : il arrive d'un autre collège dont il s'est fait virer, il veut passer pour un gentil garçon. Et instantanément, il a composé un personnage mesuré, intimidé par François. La scène est d'ailleurs dans le film.

François Bégaudeau. Quand il s'est agi de tourner la scène de fin de cours où nous nous foutons sur la gueule, Khoumba et moi, on a dit à Rachel qui joue le rôle : « sois bien chieuse, surtout ». Elle si agréable, si gentille, a embrayé à la demande.

Laurent Cantet. Celui qui a le plus composé son personnage est certainement Frank ( Souleymane dans le film), qui est un garçon très posé, très doux, à l'exact opposé de son personnage. On a dû fabriquer avec lui cette image de petit dur ; on l'a totalement « relooké », au point que lors du premier essayage, il avait l'impression d'être déguisé ; c'est d'ailleurs ces costumes qui l'ont aidé à endosser le personnage. Au fil des scènes, il m'a surpris par la violence dont il se montrait capable. Esméralda, elle, est Esméralda : monolithique, parfaitement à l'aise dans le rapport de force et le conflit. Ce qui ne l'a pas empêchée d'intégrer toutes les consignes que je lui donnais. Je pense en particulier au récit qu'elle fait de La République. La veille du tournage, François lui avait parlé du livre qu'elle n'avait évidemment pas lu. Avant de lancer la caméra, je lui ai demandé d'évoquer Socrate comme si elle le connaissait personnellement, et, dès la première prise, elle nous a restitué une compréhension à la fois juste et lacunaire du livre. J'en ai éprouvé une très grande émotion, qui doit ressembler à ce que peut éprouver un prof dans de tels instants.

François Bégaudeau. Parallèlement à cette aisance dans l'improvisation, il faut souligner que lorsqu'une scène était trouvée, ils étaient capables de la refaire à l'identique, avec un naturel et une précision de jeu incroyables. Qu'il s'agisse des élèves ou des profs, je n'ai jamais eu le sentiment que quelqu'un ait été confronté à une impasse de jeu. Pialat disait : on oublie toujours que les gens sont des « bêtes à jouer »» (c'est son expression). C'est particulièrement le cas des ados du film, et peut-être de tous ceux de cette génération. Ce savoir-faire là, l'école l'affine, parce qu'elle est une incitation permanente au jeu de rôle, à la dissimulation, à la triche. Les mauvais élèves ont souvent ce talent-là, parce qu'ils doivent compenser leurs difficultés par la tchatche, par la mauvaise foi, par l'invention.

Laurent Cantet. Quand je demande à un collégien de jouer un collégien, à un prof de jouer un prof, je n'attends pas d'eux qu'ils se livrent tels qu'ils sont ; je suis très attaché à l'idée de recréation, de représentation de soi que le jeu implique. On peut ainsi construire des personnages basés sur l'image que les acteurs ont d'eux-mêmes, sur leur façon de parler, leur manière d'être. Les profs, par exemple, ont été comme les élèves, impliqués très tôt dans l'élaboration de leur personnage : au cours de séances d'improvisation, ils ont réfléchi ensemble aux différents enjeux des scènes, questionnant à cette occasion leurs propres pratiques, ou contestant parfois les propositions que je leur faisais. C'est l'une des phases les plus passionnantes d'un film, et cette construction a toujours quelque chose de mystérieux. Je ne mesure jamais la part exacte de ce que j'induis, et, quand une scène est tournée, j'ai toujours du mal à savoir qui a amené quoi. Les adolescents n'ont jamais eu le scénario en main. Or nous avons constaté, quand ils improvisaient à partir de situations que nous leur indiquions, qu'ils retrouvaient d'eux-mêmes certains échanges, certaines tournures, certaines expressions que François avait consignées dans son livre - comme si on avait affaire à des archétypes de la langue et de leurs préoccupations.

François Bégaudeau. La majorité des films sur l'adolescence la montrent plutôt mutique, à l'exception bien sûr de L'Esquive. Pour nous, pas d'hésitation : ce qui domine dans Entre les murs, c'est l'adolescence loquace et vivante plutôt que l'adolescence mélancolique et inhibée. Libre à chaque spectateur d'imaginer Esméralda rêvassant seule dans sa chambre, le film ne la montre qu'en situation de classe, où sa présence fait d'elle un pur bloc de vie. Reste que, sur la question du langage, le film propose quelque chose d'un peu différent de celui de Kechiche. Le monde de L'Esquive est partagé entre ceux qui savent tchatcher en toutes occasions, et celui qui n'est pas dans la tchatche, et qui est donc perdant, scolairement et socialement. Entre les murs travaille au contraire sur la façon dont les lacunes du langage affectent tout le monde : tous les élèves sont susceptibles d'avoir des moments de maîtrise dans la tchatche, mais cela peut dérailler tout d'un coup - pour les élèves, mais pour le prof aussi.

Laurent Cantet. Il y a parfois une vraie jubilation langagière, même si ce qu'ils disent est grammaticalement peu conforme à ce que le prof attend d'eux. Et la minute d'après, ils n'y arrivent plus : « je sais très bien ce que je veux dire, mais je n'ai pas les mots ».

François Bégaudeau. On passe sans cesse de la fluidité à l'impuissance, et inversement. À sa façon, le film refuse les généralités : ni les lamentations sur le déficit supposé du langage des ados, ni l'émerveillement béat sur le formidable génie de « ces gens-là ».

Laurent Cantet. Tout le film est ainsi construit autour du langage. J'avais envie de filmer ces joutes oratoires si fréquentes dans une classe : peu importent la force et la pertinence des positions, ce qui compte avant tout est d'avoir le dernier mot. C'est un jeu où les adolescents excellent, une espèce de rhétorique en boucle dans laquelle les profs sont souvent amenés à entrer eux aussi. Il y a surtout les malentendus si fréquents qui font qu'on ne se comprend pas, ou qu'on ne se comprend qu'à moitié. C'est le quiproquo sur la signification du mot « pétasse » qui enclenche le conflit. Ou c'est le mot de trop prononcé par François lors du conseil de classe - ce « scolairement limité » qui, dans la bouche des déléguées, se résume à un inacceptable « limité » - qui va entraîner Souleymane vers le conseil de discipline.

François Bégaudeau. On s'est arrangé pour que les amorces de scènes correspondent à des moments de transmission classique de savoirs : la versification, le subjonctif, Anne Frank, etc. Puis cela dérive. Cette dérive, je l'assume volontiers comme pédagogue. Mais il y a là aussi un « effet de l'art », dans le film comme d'ailleurs dans le livre. Je veux dire par là que, même si on essaie de coller au réel et éventuellement à sa monotonie, un film et un livre se portent naturellement vers l'exception. À la sortie du livre, on m'a souvent dit : « c'est vachement animé, les cours ! » Mais c'est parce que j'ai retenu d'abord les moments où ça s'anime, parce que cela profitait au livre ! Quand tout le monde se tait, il n'y a pas de scène : dans les cours de 8h à 9h où les élèves dorment, il n'y a rien à voir et rien à raconter.

Laurent Cantet. C'est en tout cas ces moments de dérive qui m'intéressaient, et que le film défend. Peu de profs prennent autant de risques face à des élèves : le risque du dérapage, le risque de l'échec. Il est évidemment plus facile de dire qu'on a réussi à transmettre tel ou tel savoir parce qu'on a fait un cours magistral que de les y amener par la bande. Cela demande un sang-froid que beaucoup de gens reprocheront peut-être à François, mais surtout que beaucoup de gens lui envieront : il y a du Socrate chez cet homme-là !

François Bégaudeau. Rien que ça ! Du reste je n'ai pas calculé la référence à Socrate comme un clin d'œil, dans le livre. Il se trouve qu'une élève, un jour, est venue me parler de La République. Je l'ai juste gardée dans le livre comme un moment de grâce, et Laurent l'a voulue dans le film aussi.

Laurent Cantet. Elle tombe tellement bien que je me suis demandé, un moment, si elle n'était pas trop lourdement didactique. En tout cas, si on veut voir dans ce film une prise de position pédagogique, je l'assume complètement. Quand le prof parle aux élèves comme il parlerait à des adultes, cela peut être dur, c'est souvent plus cassant que s'il prenait des gants, mais c'est une façon de leur reconnaître un rôle actif dans ce qui se joue dans une classe. Même chose avec l'usage de l'ironie, qui est une façon de solliciter chez les adolescents leur faculté de décoder. Cette envie d'en découdre qu'a souvent François me semble tout à fait respectueuse des élèves, parce qu'elle les considère comme des interlocuteurs qui en valent la peine. Sa pédagogie consiste à aller toujours « chercher » les élèves, même parfois là où ça fait mal, mais toujours aussi là où leurs raisonnements s'arrêtent un peu trop tôt pour être valides ou acceptables en l'état. Si on peut parler de démocratie à l'école, elle est là.

François Bégaudeau. Mon personnage est construit, bien sûr. Mais il y a quelques séquences que je revendique pleinement en tant que prof. Je pense à la scène où Souleymane me demande si je suis homosexuel. La plupart des profs auraient coupé court à la discussion, ou même demandé le carnet de correspondance. Pour ma part, j'envisage ce genre d'occasion avec gourmandise, parce que je me dis qu'il y a quelque chose à en tirer : faire son Socrate, mettre en boîte l'archaïsme de l'élève en question. Le contrat égalitaire est là : je vous chambre, mais j'accepte qu'à un moment vous me balanciez des sarcasmes, ou que vous me disiez que je suis pédé.

Laurent Cantet. Il n'était pas question pour autant de faire de François un super-héros. Quand on prend des risques, cela peut cafouiller, cela suscite des malentendus. Nous avons travaillé dans ce sens.

François Bégaudeau. Si on ne partait que sur les bases de l'aisance verbale et du répondant, on se retrouvait à faire un « Cercle des poètes disparus » de gauche, avec la valeur ajoutée du sérieux social façon Cantet. Or cela ne nous amusait pas du tout.

Laurent Cantet. Pendant les premières prises de la scène de confrontation dans la cour, François maîtrisait trop bien la situation. Je lui ai demandé de perdre le fil, d'être déstabilisé, parce qu'il sait qu'il a commis une erreur, et aussi parce qu'il est en minorité. Dans les conflits, le prof n'est pas tout le temps maître du jeu. En classe, il pose des questions qui vont jusqu'à l'os, mais les élèves ont aussi des questions qui le mettent en difficulté. Je pense en particulier à la scène où il en vient à répondre que la distinction entre langue écrite et langue orale est affaire d'intuition. On le voit alors à bout d'arguments, assailli de questions en chaîne auxquelles il est pourtant tenu de répondre.

François Bégaudeau. Il y a aussi le moment où il dit, après avoir demandé aux élèves de rédiger leur autoportrait : « votre vie est intéressante ». Pédagogiquement, il a raison de le faire. Mais Angélica, elle, a compris : « en fait, je n'ai pas l'impression que notre vie vous intéresse tellement que ça ». Elle a raison ! Tout le monde a raison dans cette affaire.

Laurent Cantet. C'est aussi le cas des profs, quand ils débattent entre eux de leurs propres pratiques. Quand ils discutent du conseil de discipline de Souleymane par exemple, leur point de départ est une évidence : Souleymane sera exclu. Mais cette évidence ne fonde aucune certitude. Au contraire, personne ne paraît assuré de ce qu'il dit : on commence par affirmer quelque chose, on nuance dans la phrase suivante, si bien que ce qui vient d'être dit est complètement ébranlé. J'aime montrer « en temps réel » comment se produit une réflexion vraie. Cette scène permet aussi de brouiller la ligne de partage entre François et les autres profs : François est partie prenante d'une discussion commune, il n'est pas un contre les autres, il est un parmi les autres.

François Bégaudeau. Je crois que, conformément à une certaine tradition de cinéma français, Entre les murs est un film sans coupable pur.

Laurent Cantet. Le film ne cherche ni à ménager les uns, ni à charger les autres : ils ont tous leurs faiblesses et leurs fulgurances, leurs moments de grâce et de mesquinerie. Chacun peut faire preuve alternativement de clairvoyance ou d'aveuglement, de compréhension ou d'injustice. J'ai tout de même l'impression que le film dit quelque chose d'assez réjouissant : l'école, c'est effectivement parfois très chaotique, inutile de se voiler la face. On y vit des moments de découragement, mais aussi des grands moments de grâce, d'immense bonheur. Et de ce grand chaos, naît finalement pas mal d'intelligence.

François Bégaudeau. Ces moments sont suspendus à deux données : d'une part, un prof n'arrive pas toujours à créer un dispositif qui les permette ; d'autre part, on sait bien qu'à la fin la machine à trier fait son boulot. Mais c'est vrai qu'ils sont pour beaucoup dans le plaisir que j'ai toujours eu à enseigner.Ou plutôt à me retrouver dans une salle avec trente gamins, et à essayer de réfléchir avec eux. Presque à égalité.

Laurent Cantet. Le contrat égalitaire entre le prof et les élèves se rompt dans le dernier tiers du film, autour de l'affaire du conseil de discipline, avec ce qu'elle suppose de hiérarchie et d'autorité. Mais il n'est pas annulé pour autant. Car tout le film a montré une utopie en fonctionnement. Non pas une vue de l'esprit, non pas l'affirmation de ce que l'École « devrait » être, mais l'expérimentation de ce qu'elle peut être. Et puis il arrive un moment où l'utopie vient se cogner contre une machine plus grosse qu'elle, contre quelque chose qui ressemble à ce qui se passe hors les murs. Cela n'empêche pas que quelque chose a eu lieu.

François Bégaudeau. L'école crée sans cesse des situations géniales ; mais on sait bien en même temps qu'elle est, au final, discriminante, inégalitaire, qu'elle fabrique de la reproduction, etc. Cette tension est celle du film. Plus généralement, je retrouve ce type de tension dans mes films préférés. Dans le présent de chaque scène, il y a tant d'énergie au travail que tout le monde est sauvé. Mais le mouvement du scénario fait qu'on s'achemine jusqu'à la rupture, l'impossibilité, la catastrophe. Chaque situation est une utopie mais la somme des situations est tragique. Or c'est exactement le cas dans le film de Laurent : on pourra y voir l'histoire d'un échec ; on pourra retenir au contraire les moments d'utopie concrète.Propos recueillis par Philippe Mangeot