28 FÉVRIER 2011

Laurent Cantet : " L'aller-retour entre le domaine public que constitue l'usine, et le domaine privé qu'incarne la maison, construit entièrement le film."

Extrait d'un entretien donné aux Cahiers du cinéma où le cinéaste révèle son goût pour le mélo et la façon de centrer ses films autour d'une scène forte, expliquant, à travers son travail avec les acteurs, que sa mise en scène se fonde sur l'envie de suggérer les choses sans avoir recours au scénario.

"Dans Ressources humaines, il y a quelque chose qui est de l'ordre du mélo. Si cette dramaturgie n'était pas débordée par ce qui peut la rendre juste par ailleurs - une dimension documentaire -, je n'aurais pas eu le cran d'aller jusque-là. Cette façon de travailler me permet de dépasser une peur d'aller trop loin dans une narration. Je pleure souvent au cinéma, et j'aime ça. Mes scénarios sont souvent un peu à l'eau de rose même s'ils partent de situations très cruelles. Le mélodrame ne m'intéresse pas nécessairement dans sa forme classique, mais mes personnages sont confrontés à des cas de conscience souvent excessifs. Il y a peu de thèmes aussi forts que la relation entre un père et son fils. Ce n'est pas un hasard si j'ai écrit mon court-métrage Tous à la manif au moment où moi-même je devenais père.

Mes films sont centrés autour d'une scène forte. Dès le début du tournage, j'ai envie d'arriver vers cette scène, mais je crains toujours d'échouer. Cela confère un suspense tout le long du tournage et une vraie tension au moment où on la tourne, car l’équipe et les comédiens devinent que beaucoup de choses se jouent à ce moment. Le tournage de la séquence de confrontation finale entre le père et le fils a été un moment très dense. C'est la seule scène que l'on ait tournée quand l’usine n'était plus en activité, quand nous disposions de l'espace pour nous seuls. On a commencé par filmer tous les contre-champs sur le fils et les autres ouvriers. Puis, en fin de journée, on a tourné les plans sur le père, Jean-Claude Vallod, qui avait encaissé jusqu'alors la violence des paroles du fils. A ce moment, il a craqué et a décidé de se laisser aller. J'ai eu l'impression que les figurants me reprochaient d'avoir laissé Jean-Claude endurer une telle épreuve. J'ai eu le sentiment que l'on touchait là à quelque chose  d'inacceptable, et que les gens autour de moi me le faisaient sentir. Puis Jean-Claude a demandé à refaire la scène, comme s'il avait envie d'aller plus loin encore dans cette émotion. A ce moment, il a revendiqué le plan, la scène et le film… La prise était moins bonne que la première, mais avec cette décision, il me faisait un réel cadeau.

Si je racontais les choses de manière plus narrative ou dialectique, elles paraîtraient peut-être d'une grande lourdeur. Ce qui m'intéresse, c'est de suggérer les choses sans avoir recours au scénario. Quand le père veut offrir le restaurant à son fils et qu'il sort ses billets du portefeuille pour les donner à la serveuse, et que le fils tend alors sa carte bleue entre les doigts, on réalise vraiment, par ce  contraste entre les gestes, le fossé qui les sépare. Cela me semble aussi fort que dans le dialogue final.  Le film a été construit autour de ces détails apparus au cours des répétitions. Car à l'origine, dans le scénario, tout ce qui a servi de base aux personnages tenait en très peu de pages. Les choses étaient précises, uniquement en ce qui concerne la dramaturgie, et seule la fiction - la relation filiale - est à l'origine.

Au départ, le problème majeur était de trouver le lieu. Je ne savais pas dans quel type d'usine je voulais tourner, une grande ou une petite entreprise. Nous sommes restés très évasifs sur ce sujet pendant l'écriture. La seule chose à laquelle je tenais était que le père travaille sur une machine qui produise des pièces dont on ne sache pas à quoi elles servent. Je ne voulais pas qu'il ait un rapport d'artisan avec sa machine. Toujours est-il que le jour où j'ai vu cette usine, les choses se sont déclenchées d'un seul coup, et la mise en scène m'est apparue…

Le fait que Frank rentre pour la première fois dans ce lieu, alors qu'il habite à une centaine de mètres, me semble à la fois juste et terrible : il y a un partage des mondes, le travail d'un côté, l'intime de l'autre. Cet aller-retour entre le domaine public que constitue l'usine, et le domaine privé qu'incarne la maison, construit entièrement le film. En ce qui concerne Frank, son personnage public et son personnage privé vont s'entrecroiser jusqu'à la fin, où la famille se retrouve à l'usine."

Propos recueillis par Jérome Larcher Cahiers du Cinéma n°542 - Janvier 2000