05 MAI 2022

Le marché de l'art sous l'occupation - “Acheter au son du canon, vendre au son du clairon”

À Paris, le marché de l’art a connu des heures fastes lors de la Seconde Guerre mondiale. Coauteure du documentaire, l’historienne de l’art Emmanuelle Polack expose les logiques et les dynamiques de cette sombre parenthèse.

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Que représente l’hôtel Drouot lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate ?

Emmanuelle Polack : Il s’agit du lieu central de l’art à Paris. Tout s’y passe et tout s’y vend. Outre des tableaux, on y trouve des timbres, de belles bouteilles, des tapisseries, du mobilier... Les juifs, traqués par les ordonnances des autorités occupantes et les mesures de Vichy, vont d’abord pouvoir vendre leurs biens pour obtenir des liquidités et, ainsi, tenter de fuir. Mais le 17 juillet 1941, une affiche leur interdit d’accéder aux salles de ventes et aux enchères publiques.

 

L’hôtel Drouot souffre-t-il de la guerre et de l’Occupation ?

Emmanuelle Polack : Non, bien au contraire. Drouot a beaucoup travaillé durant cette période... Le marché de l’art est alors en surchauffe. On parlerait aujourd’hui de boom économique. Déjà, énormément d’œuvres sont à vendre : les gens fuient Paris et, par ailleurs, les successions s’accumulent. Un important volume d’argent circule, car le taux du Reichsmark, la monnaie allemande de l’époque, est élevé. Enfin, on observe l’arrivée à Paris d’une nouvelle clientèle, formée par les directeurs de musées allemands et ceux qui se sont enrichis au marché noir, les profiteurs de l’Occupation. Victime d’une grande pénurie, la capitale n’a rien à vendre, alors ces derniers placent leur argent sale dans deux valeurs refuges : l’or et les tableaux.

 

On assiste également à un regain d’intérêt pour les œuvres classiques. Comment l’expliquer ?

Emmanuelle Polack : La Seconde Guerre mondiale marque un moment spécial de l’histoire du goût. Avant la guerre, les avant-gardes françaises affichent des cotes élevées, à l’image de Picasso, Matisse, Braque... Or les nazis honnissent cet art qu’ils qualifient de judéo- bolchevik. Ils souhaitent mettre à l’honneur des œuvres extrêmement classiques. Ainsi, une toile de Bruegel se vend contre quatre Matisse.

 

Le marché de l’art ne sort pas grandi de cette période. A-t-il réellement évolué ?

Emmanuelle Polack : Ce milieu continue à cultiver savamment le secret. Mais ce qui me bouleverse, c’est qu’encore aujourd’hui les crises profitent à l’art : il reste une valeur refuge. Ainsi, depuis le début de la guerre en Ukraine, les ventes de tableaux, et pas seulement les œuvres russes et ukrainiennes, rencontrent des succès phénoménaux. La crise du coronavirus avait déjà bénéficié au marché de l’art, et nous restons dans cette dynamique, comme le symbolise l’adage “Acheter au son du canon, vendre au son du clairon”.

 

Propos recueillis par Raphaël Badache