07 JUIN 2017

Le Monde - Jean-Michel Frodon: La Sentinelle

" Autour de la tête funèbre, dont le jeune homme cherche l'origine jusqu'à lui vouer une sorte de piété filiale, se déclenche une bizarre noria de complots et de manoeuvres (...) Pourtant, à la différence des personnages de Hitchcock, Mathias est peut-être ignorant et manipulé, il n'est pas innocent. Il n'y a pas d'innocents, dans ce passage au scanner d'un monde, l'Europe d'aujourd'hui, construit sur les crimes du passé (la guerre, les camps, les goulags, le Mur) et qui ajoute à ses pêchés le crime d'amnésie volontaire. Malgré lui d'abord, puis délibérément et jusqu'à la folie, Mathias, tout à la fois témoin mal à l'aise, chercheur scientifique et puceau sentimental, se fera l'empêchehur d'oublier en rond de cette Histoire dont il est, au sens plein, l'héritier. Dès lors, l'extraordinaire construction du récit, avec ses bifurcations, ses éléments de puzzle qui ne se raccordent pas, ses personnages nombreux et à double fond, dépasse le simple exercice de virtuosité. Cette confusion, dans laquelle le réalisateur (et le spectateur) ne s'égare jamais, constitue la matière même du film, et son enjeu. Elle traduit beaucoup plus qu'une grande habileté : une conscience. Tout comme sont d'une impressionnante rigueur les partis pris de mise en scène, fuyant les affectations de la "belle image" pour chercher ce qui grince et révèle, collant aux personnages dans le mouvement et le tremblé de leurs élans ou de leurs refoulements, inventant un hors-champ d'une stupéfiante richesse. Cette justesse de la réalistaion permet, réussite rare, qu'aucun niveau du récit ne soit illustratif, que chaque genre (le film d'espionnage, la chronique sentimentale, la réflexion politique, le thriller) existe à part entière, possède sa dynamique et sa tonalité, au lieu de servir de métaphore à un hypothétique "grand sujet". Aux premières images de La Sentinelle, un comparse raconte comment, à Yalta, Staline et Churchill profitèrent de l'absence de Roosevelt pour se partager l'Europe, en un sidérant marchandage d'épiciers mégalomanes. Cette absence des Américains donne forme à tout le film : il y a belle lurette qu'on n'avait vu un film, européen en tout cas, aussi radicalement étranger aux codes hollywoodiens. Ca ne plaira pas à tout le monde."

" Autour de la tête funèbre, dont le jeune homme cherche l'origine jusqu'à lui vouer une sorte de piété filiale, se déclenche une bizarre noria de complots et de manoeuvres (...) Pourtant, à la différence des personnages de Hitchcock, Mathias est peut-être ignorant et manipulé, il n'est pas innocent. Il n'y a pas d'innocents, dans ce passage au scanner d'un monde, l'Europe d'aujourd'hui, construit sur les crimes du passé (la guerre, les camps, les goulags, le Mur) et qui ajoute à ses pêchés le crime d'amnésie volontaire. Malgré lui d'abord, puis délibérément et jusqu'à la folie, Mathias, tout à la fois témoin mal à l'aise, chercheur scientifique et puceau sentimental, se fera l'empêchehur d'oublier en rond de cette Histoire dont il est, au sens plein, l'héritier.

Dès lors, l'extraordinaire construction du récit, avec ses bifurcations, ses éléments de puzzle qui ne se raccordent pas, ses personnages nombreux et à double fond, dépasse le simple exercice de virtuosité. Cette confusion, dans laquelle le réalisateur (et le spectateur) ne s'égare jamais, constitue la matière même du film, et son enjeu. Elle traduit beaucoup plus qu'une grande habileté : une conscience. Tout comme sont d'une impressionnante rigueur les partis pris de mise en scène, fuyant les affectations de la "belle image" pour chercher ce qui grince et révèle, collant aux personnages dans le mouvement et le tremblé de leurs élans ou de leurs refoulements, inventant un hors-champ d'une stupéfiante richesse.

Cette justesse de la réalistaion permet, réussite rare, qu'aucun niveau du récit ne soit illustratif, que chaque genre (le film d'espionnage, la chronique sentimentale, la réflexion politique, le thriller) existe à part entière, possède sa dynamique et sa tonalité, au lieu de servir de métaphore à un hypothétique "grand sujet".

Aux premières images de La Sentinelle, un comparse raconte comment, à Yalta, Staline et Churchill profitèrent de l'absence de Roosevelt pour se partager l'Europe, en un sidérant marchandage d'épiciers mégalomanes. Cette absence des Américains donne forme à tout le film : il y a belle lurette qu'on n'avait vu un film, européen en tout cas, aussi radicalement étranger aux codes hollywoodiens. Ca ne plaira pas à tout le monde."