03 JUIN 2017

Les Inrockuptibles - Frédéric Bonnaud: Silence... on tourne

" Silence... on tourne paraît un exercice purement jubilatoire, qui ne cesse d’assumer sa trivialité fondamentale et se permet des échappées vers le cartoon à la Tex Avery (les yeux qui sortent de la tête d’un personnage, avant sa soudaine transformation en toupie humaine) ou la fantaisie la plus débridée (les parasols qui volent comme des soucoupes au-dessus des amoureux). Entre comédie musicale, sitcom cairote et conte foutraque, Silence... on tourne est un film de vieux fou qui jouit de sa liberté avec un énorme appétit. Et Chahine d’en rajouter encore une couche dans le dossier de presse du film, en mettant les points sur les "i" de ses envies : "Je me suis permis toutes les conneries possibles et imaginables. Je ne prétends pas en imposer avec des effets spéciaux sophistiqués. Il y a une dimension enfantine dans ce que je fais. Mon but est d’amuser le public, en m’amusant moi-même. Je n’ai aucun complexe. J’emprunte aux uns et aux autres des idées qui me plaisent et je les colle ensemble. C’est mon côté bâtard, mal élevé." Homme de spectacle avant tout, même et surtout quand il s’attaque à des thèmes graves, Chahine connaît mieux que personne l’importance du dosage entre digression ludique et efficacité dramatique. C’est un conteur qui sait comment ne jamais perdre l’attention de son auditoire. Mais là, il pousse le bouchon encore un peu plus loin que d’habitude sur le terrain de la folle dépense, et se retrouve dans la situation, nouvelle et paradoxale pour lui, de ne plus être pris tout à fait au sérieux. A quelques rares exceptions près, la presse égyptienne lui a beaucoup reproché de ne songer qu’à s’amuser, au lieu de continuer à assumer vaille que vaille son rôle de vieux sage de mauvais poil. Chahine s’est fait gronder. Ce qui est tout de même un comble quand on songe qu’il a failli laisser sa peau sur ce tournage, interrompu par de multiples hospitalisations, et qu’il a eu la suprême élégance d’éviter tout pathos, campant fermement sur ses positions distractives au lieu de se plaindre ou de poser au noble moribond. Plein à ras bord d’une irrépressible énergie vitale, Silence... on tourne est d’abord un autoportrait éclaté en une mosaïque de personnages, tous principaux et qui renvoient tous à leur créateur. Si Chahine a mis beaucoup de lui-même dans le personnage de Malak, la chanteuse riche et célèbre, amoureuse d’un minable petit escroc, et si Ezz ­ le cinéaste du film ­ lui ressemble comme deux gouttes d’eau (...) C’est l’idée de dépendance qui court à travers tous ces personnages, qu’elle soit professionnelle (Malak, Ezz et Alphi, son scénariste), amoureuse (Malak/Lamey et les deux jeunes premiers, très épris l’un de l’autre et tout à fait insupportables l’un avec l’autre) ou strictement clinique (Lamey est un véritable obsédé, à la poursuite de son rêve de gloire et de puissance). Alors que le film se départit rarement de son ton enjoué et de sa propension au délire visuel, il ne peint qu’une somme de vulnérabilités, qui se complètent autant qu’elles s’opposent, et le "vilain" de l’affaire a droit à tous les égards dus à son rang d’étincelle dramaturgique, moteur de l’action et victime expiatoire de l’apaisement final. Seule la grand-mère échappe à cette ronde de frustrations, parce qu’elle ne songe qu’à mettre un peu d’ordre dans sa famille, avec le mariage des jeunes gens comme mission ultime, et qu’elle n’a plus peur de la mort. Menteur, lâche, paresseux et fourbe, Lamey n’en est pas moins le porte-parole paradoxal de Chahine, son double négatif, une projection amusée de l’artiste en pauvre raté (...) Il permet à Chahine de reprendre, sur un mode plaisant, son refrain favori quant à la dure nécessité du travail opposée à l’incompétence au pouvoir, l’improvisation qui se voudrait inspirée, le succès de malentendu et autres billevesées absolument pas "professionnelles". Ce qui sépare l’artiste véritable de l’imposteur, c’est moins le talent que la sueur… Et la solitude qu’elle implique. Mais le credo chahinien en faveur d’une implacable rigueur manufacturière et d’une efficacité toute hollywoodienne est sans cesse mis à mal par une volonté tout aussi nette de déconner et de se faire plaisir. Comme le bougre sait s’y prendre en ces matières, le plaisir est contagieux, et Silence... on tourne est un film qui oublie à chaque seconde d’être raisonnable et dont chaque rétablissement acrobatique, après une énième figure libre, tient du miracle ­ (...) on s’amuse beaucoup à ce film en forme de bordel organisé, où chaque nouvelle péripétie résonne comme le coup de talon vital qu’a dû donner Chahine pour ne pas se laisser couler. Film de survie, arraché de haute lutte à la maladie, Silence... on tourne ne saurait se contenter de séduire, même s’il se plaît à montrer une turgescence intacte, un incroyable désir de tout. S’il est moins désagréable ­ et surtout moins dangereux, car ce n’est pas l’âme ni la conscience qui l’intéressent, plutôt des biens très matériels ­ que les affreux barbus des films précédents, Lamey n’en est pas moins un tartufe, un faux artiste en lieu et place d’un faux dévot. Après s’être souvenu d’Alexandre Dumas pour Le Destin, Chahine s’est rappelé de la pièce de Molière et en propose ici une lecture joyeusement décalée. Tout se ressemble, mais rien n’est pareil, des interminables querelles des jeunes amoureux au mode opératoire de l’imposture, en passant par le stratagème scénaristique qui résout toute l’affaire et permet d’économiser le deus ex machina de l’original. Chahine joue avec des invariants empruntés à Tartuffe, comme il s’amuse à tordre les conventions du musical égyptien et des feuilletons populaires des vedettes de l’écran et de la chanson. Et c’est cet assemblage dément entre des éléments hétérogènes qui fait de Silence… on tourne un tel bain de jouvence.

" Silence... on tourne paraît un exercice purement jubilatoire, qui ne cesse d’assumer sa trivialité fondamentale et se permet des échappées vers le cartoon à la Tex Avery (les yeux qui sortent de la tête d’un personnage, avant sa soudaine transformation en toupie humaine) ou la fantaisie la plus débridée (les parasols qui volent comme des soucoupes au-dessus des amoureux). Entre comédie musicale, sitcom cairote et conte foutraque, Silence... on tourne est un film de vieux fou qui jouit de sa liberté avec un énorme appétit.

Et Chahine d’en rajouter encore une couche dans le dossier de presse du film, en mettant les points sur les "i" de ses envies : "Je me suis permis toutes les conneries possibles et imaginables. Je ne prétends pas en imposer avec des effets spéciaux sophistiqués. Il y a une dimension enfantine dans ce que je fais. Mon but est d’amuser le public, en m’amusant moi-même. Je n’ai aucun complexe. J’emprunte aux uns et aux autres des idées qui me plaisent et je les colle ensemble. C’est mon côté bâtard, mal élevé."

Homme de spectacle avant tout, même et surtout quand il s’attaque à des thèmes graves, Chahine connaît mieux que personne l’importance du dosage entre digression ludique et efficacité dramatique. C’est un conteur qui sait comment ne jamais perdre l’attention de son auditoire. Mais là, il pousse le bouchon encore un peu plus loin que d’habitude sur le terrain de la folle dépense, et se retrouve dans la situation, nouvelle et paradoxale pour lui, de ne plus être pris tout à fait au sérieux.

A quelques rares exceptions près, la presse égyptienne lui a beaucoup reproché de ne songer qu’à s’amuser, au lieu de continuer à assumer vaille que vaille son rôle de vieux sage de mauvais poil. Chahine s’est fait gronder. Ce qui est tout de même un comble quand on songe qu’il a failli laisser sa peau sur ce tournage, interrompu par de multiples hospitalisations, et qu’il a eu la suprême élégance d’éviter tout pathos, campant fermement sur ses positions distractives au lieu de se plaindre ou de poser au noble moribond.

Plein à ras bord d’une irrépressible énergie vitale, Silence... on tourne est d’abord un autoportrait éclaté en une mosaïque de personnages, tous principaux et qui renvoient tous à leur créateur. Si Chahine a mis beaucoup de lui-même dans le personnage de Malak, la chanteuse riche et célèbre, amoureuse d’un minable petit escroc, et si Ezz ­ le cinéaste du film ­ lui ressemble comme deux gouttes d’eau (...)

C’est l’idée de dépendance qui court à travers tous ces personnages, qu’elle soit professionnelle (Malak, Ezz et Alphi, son scénariste), amoureuse (Malak/Lamey et les deux jeunes premiers, très épris l’un de l’autre et tout à fait insupportables l’un avec l’autre) ou strictement clinique (Lamey est un véritable obsédé, à la poursuite de son rêve de gloire et de puissance).

Alors que le film se départit rarement de son ton enjoué et de sa propension au délire visuel, il ne peint qu’une somme de vulnérabilités, qui se complètent autant qu’elles s’opposent, et le "vilain" de l’affaire a droit à tous les égards dus à son rang d’étincelle dramaturgique, moteur de l’action et victime expiatoire de l’apaisement final. Seule la grand-mère échappe à cette ronde de frustrations, parce qu’elle ne songe qu’à mettre un peu d’ordre dans sa famille, avec le mariage des jeunes gens comme mission ultime, et qu’elle n’a plus peur de la mort.

Menteur, lâche, paresseux et fourbe, Lamey n’en est pas moins le porte-parole paradoxal de Chahine, son double négatif, une projection amusée de l’artiste en pauvre raté (...) Il permet à Chahine de reprendre, sur un mode plaisant, son refrain favori quant à la dure nécessité du travail opposée à l’incompétence au pouvoir, l’improvisation qui se voudrait inspirée, le succès de malentendu et autres billevesées absolument pas "professionnelles". Ce qui sépare l’artiste véritable de l’imposteur, c’est moins le talent que la sueur… Et la solitude qu’elle implique.

Mais le credo chahinien en faveur d’une implacable rigueur manufacturière et d’une efficacité toute hollywoodienne est sans cesse mis à mal par une volonté tout aussi nette de déconner et de se faire plaisir. Comme le bougre sait s’y prendre en ces matières, le plaisir est contagieux, et Silence... on tourne  est un film qui oublie à chaque seconde d’être raisonnable et dont chaque rétablissement acrobatique, après une énième figure libre, tient du miracle ­  (...)

on s’amuse beaucoup à ce film en forme de bordel organisé, où chaque nouvelle péripétie résonne comme le coup de talon vital qu’a dû donner Chahine pour ne pas se laisser couler. Film de survie, arraché de haute lutte à la maladie, Silence... on tourne ne saurait se contenter de séduire, même s’il se plaît à montrer une turgescence intacte, un incroyable désir de tout.

S’il est moins désagréable ­ et surtout moins dangereux, car ce n’est pas l’âme ni la conscience qui l’intéressent, plutôt des biens très matériels ­ que les affreux barbus des films précédents, Lamey n’en est pas moins un tartufe, un faux artiste en lieu et place d’un faux dévot.

Après s’être souvenu d’Alexandre Dumas pour Le Destin, Chahine s’est rappelé de la pièce de Molière et en propose ici une lecture joyeusement décalée. Tout se ressemble, mais rien n’est pareil, des interminables querelles des jeunes amoureux au mode opératoire de l’imposture, en passant par le stratagème scénaristique qui résout toute l’affaire et permet d’économiser le deus ex machina de l’original. Chahine joue avec des invariants empruntés à Tartuffe, comme il s’amuse à tordre les conventions du musical égyptien et des feuilletons populaires des vedettes de l’écran et de la chanson. Et c’est cet assemblage dément entre des éléments hétérogènes qui fait de Silence… on tourne un tel bain de jouvence.