Les Inrockuptibles - Serge Kaganski: Méfie-toi de l'eau qui dort
" Méfie-toi de l'eau qui dort est sous-titré Les Trois amours de Jean : trois volets pour trois états d'une rivière en descendant son cours, trois âges de la vie, trois visions du désir. Dans le premier, on appréhende le cours d'eau à sa source, selon le point de vue d'un enfant. A cet âge-là, la rivière est terrain d'aventures et de découvertes, territoire d'évasion et d'inquiétude, lieu de désir et de peur. L'enfant y croise des animaux, des silences menaçants, des recoins enfouis dans la pénombre, une fille un peu plus âgée que lui. L'autre, la sexualité naissante, voilà des contrées aussi étrangères et mystérieuses que la rivière pour le garçon... Précise, sensorielle, attentive à tous les sons, tous les bruissements, toutes les couleurs, la mise en scène réussit à rendre le spectateur ultra-sensible à ce qu'elle saisit, l'enveloppant dans un monde de sensations aiguës, le positionnant dans l'état émerveillé et inquiet de l'enfant. Deschamps crée un univers légèrement onirique, où le végétal et l'animal semblent régner sur l'humain cette rivière-là est proche de celle de La Nuit du chasseur. Le second volet est moins convaincant, peut-être parce que la référence à Partie de campagne de Renoir y est trop évidente et fait écran entre le spectateur et le film. Par ailleurs, la dimension café-théâtre du casting se marie mal avec la touche fantastique de l'épisode : le mélange semble forcé et le personnage de romantique éplorée ne va pas bien à Maruschka. Heureusement, la dernière partie conclut l'affaire en beauté. Ici, près de son confluent, la rivière est large, les rives dégagées. Sur chacune d'elles, une maison : celle d'un jeune couple et celle d'un retraité. La jeune femme fait des ménages chez le vieux rentier, le jeune homme est au chômage. C'est le classique triangle amoureux dans la configuration Lolita ou L'Ange bleu, la rivière hitchcocko-murnaldienne jouant le rôle de terrain neutre et de ligne de partage. La force de Deschamps est de faire affleurer les sentiments et les affects par les seuls moyens du cinéma : expressivité des gestes, précision des regards, minutie des cadrages et du montage. Tout reste dans le non-dit et pourtant, on ressent parfaitement les sentiments de la jeune fille, le tiraillement du vieil homme écartelé entre son désir et son âge, le pulsionnel et le social... Dans ce film très maîtrisé, parfois trop, Jacques Deschamps décline l'élément liquide sous toutes ses formes (cours d'eau, pluie, urine), toutes ses significations symboliques (liquide amniotique, vecteur érotique, élément d'opacité...). Il utilise la rivière dans sa double dimension topographique et temporelle : de la source au confluent, du torrent au lit majestueux, une rivière avance, grandit et de l'eau passe sous les ponts... Cette eau qui dort mérite qu'on y pique une tête."
" Méfie-toi de l'eau qui dort est sous-titré Les Trois amours de Jean
: trois volets pour trois états d'une rivière en descendant son cours,
trois âges de la vie, trois visions du désir. Dans le premier, on
appréhende le cours d'eau à sa source, selon le point de vue d'un
enfant. A cet âge-là, la rivière est terrain d'aventures et de
découvertes, territoire d'évasion et d'inquiétude, lieu de désir et de
peur. L'enfant y croise des animaux, des silences menaçants, des
recoins enfouis dans la pénombre, une fille un peu plus âgée que lui.
L'autre, la sexualité naissante, voilà des contrées aussi étrangères et
mystérieuses que la rivière pour le garçon...
Précise, sensorielle,
attentive à tous les sons, tous les bruissements, toutes les couleurs,
la mise en scène réussit à rendre le spectateur ultra-sensible à ce
qu'elle saisit, l'enveloppant dans un monde de sensations aiguës, le
positionnant dans l'état émerveillé et inquiet de l'enfant. Deschamps
crée un univers légèrement onirique, où le végétal et l'animal semblent
régner sur l'humain cette rivière-là est proche de celle de La Nuit du chasseur. Le second volet est moins convaincant, peut-être parce que la référence à Partie de campagne
de Renoir y est trop évidente et fait écran entre le spectateur et le
film. Par ailleurs, la dimension café-théâtre du casting se marie mal
avec la touche fantastique de l'épisode : le mélange semble forcé et le
personnage de romantique éplorée ne va pas bien à Maruschka.
Heureusement, la dernière partie conclut l'affaire en beauté.
Ici, près
de son confluent, la rivière est large, les rives dégagées. Sur chacune
d'elles, une maison : celle d'un jeune couple et celle d'un retraité.
La jeune femme fait des ménages chez le vieux rentier, le jeune homme
est au chômage. C'est le classique triangle amoureux dans la
configuration Lolita ou L'Ange bleu, la rivière
hitchcocko-murnaldienne jouant le rôle de terrain neutre et de ligne de
partage. La force de Deschamps est de faire affleurer les sentiments et
les affects par les seuls moyens du cinéma : expressivité des gestes,
précision des regards, minutie des cadrages et du montage. Tout reste
dans le non-dit et pourtant, on ressent parfaitement les sentiments de
la jeune fille, le tiraillement du vieil homme écartelé entre son désir
et son âge, le pulsionnel et le social...
Dans ce film très maîtrisé,
parfois trop, Jacques Deschamps décline l'élément liquide sous toutes
ses formes (cours d'eau, pluie, urine), toutes ses significations
symboliques (liquide amniotique, vecteur érotique, élément
d'opacité...). Il utilise la rivière dans sa double dimension
topographique et temporelle : de la source au confluent, du torrent au
lit majestueux, une rivière avance, grandit et de l'eau passe sous les
ponts... Cette eau qui dort mérite qu'on y pique une tête."