28 FÉVRIER 2011

Les oreilles et la langue, les mots et les choses. Pour un portrait de Madagascar.

Raymond Rajaonarivelo et Cesar Paes, co-réalisateurs de Mahaleo, accompagnés de Marie-Clémence Paes, co-scénariste et productrice du film reviennent sur l'aventure malgache qui les a amenés à rencontrer les sept troubadours du groupe phare du pays. Ils disent ici la richesse d'une langue aux images puissantes et leur intérêt pour la tradition orale.

Pourquoi ce film sur les Mahaleo ?

Raymond Rajaonarivelo : Je suis de la même génration que les musiciens de Mahaleo. A l'époque, comme tous les ados malgaches de mon âge, j'ai été bercé par leurs chansons. On les a utilisées pour quelques aubades au clair de lune ; partout où nos morceaux de vie devenaient importants, leurs mots et leurs mélodies étaient sur nos bouches. Plus tard j'ai rencontré Bekoto qui m'a présenté au groupe. C'est une rencontre comme on en rêve avec toute la fierté qui l'accompagne ; de simple fan, je suis devenu un ami du groupe. Ce film, c'est pour partager toute l'humanité de leurs activités et la pure poésie de leurs chansons. Dadah est d'ailleurs considéré par les malgaches comme l'un de leurs plus grands poètes. Ce film est donc aussi une histoire d'amitié.

Marie-Clémence Paes : Ils ont été les premiers à composer et chanter une musique pop et urbaine en malgache. Ils ont les mots pour toucher l'âme malgache dans ce qu'elle a de plus profond. Les paroles des chansons de Mahaleo sont des allers-retours entre les émotions qu'ils vivent, dans leur boulot de tous les jours, et ce qu'ils voudraient dire ou crier à leur public. C'est un mélange de savoir et d'émotion. Je ne sais pas si les films peuvent changer les gens, mais ils peuvent leur donner une autre vision des choses. Des choses que l'on côtoie tous les jours et que l'on finit par ne plus voir. Les Mahaleo, avec leurs textes, obligent les gens à regarder la réalité autrement.

Cesar Paes : Les Mahaleo sont pour nous un révélateur de l'identité malgache. Le public malgache chante et mime les paroles des chansons des Mahaleo. Ils s'approprient leurs paroles ; dans leur bouche, elles sonnent justes, ce sont eux qui interpellent les politiciens et les militaires, eux qui racontent la vie des délinquants, eux qui reçoivent sur leur poitrine les "griffures de l'amour" ou racontent les douleurs de l'accouchement... Ils nous permettent de poser un autre regard sur Madagascar.

Ce film s'inscrit dans la continuité, ce qui fait le lien de votre oeuvre, c'est votre façon d'appréhender un sujet, un pays, une culture.

Cesar Paes : Depuis Angano... angano... Nouvelles de Madagascar, notre premier film qui raconte Madagascar avec des contes, nous nous sommes toujours intéressés à ce qui se transmet oralement, de génération en génération, sans passer par l'écrit : "l'héritage des oreilles", selon les Malgaches. Que ce soit un conte, une joute verbale ou un proverbe, la parole, contée ou chantée, est toujours au coeur du dispositif de réalisation. Comme dans Saudade do Futuro, où des poètes de rue chantent Sao Paulo en vers improvisés, c'est toujours l'oralité qui prime et s'exprime dans la bande-son.Mahaleo s'inscrit naturellement dans cette démarche de mise en scène de la parole. Les Mahaleo aussi écrivent leurs chansons "avec les oreilles", comme dit Dama. Ils ne savent pas écrire de partitions et les paroles de leurs chansons sont le plus souvent retranscrites par les fans.

Dans le film, nous racontons Madagascar aujourd'hui avec les mots des Mahaleo, leur poésie. C'était une évidence pour nous car leurs chansons sont déjà de véritables chroniques du quotidien malgache. Pas un seul texte ou comentaire de notre part n'a été ajouté dans le film. Nous avons mis cette parole en relation avec des images documentaires, qui portent déjà en elles un récit qui reflète notre regard. La caméra est toujours "en évidence". Elle ne fait pas semblant de ne pas être présente. Elle est proche des gens, qu'on filme souvent en gros plans, pour mieux lire la vie sur les visages, de véritables paysages de l'âme. Les deux entremélés se fondent et suggèrent une nouvelle dimension de perception.

Marie-Clémence Paes : Cela donne différents niveaux de lecture et c'est justement ce qu'on cherche : que chaque spectateur s'approprie cette nouvelle dimension du récit. Certains verront l'énergie, d'autres le problème de l'eau, d'autres des hommes formidables, d'autres n'écouteront que la musique... Et il y aura autant de récits qu'il y a de spectateurs. C'est là toute la magie du documentaire, que chacun peut percevoir à sa manière. Selon son bagage.

Raymond Rajaonarivelo : Un proverbe malgache dit : "la vie est douce et agréable" (mamy ny aina), mais en dépit de cet adage, on constate souvent un certain fatalisme, une étrange résignation chez les Malgaches par rapport à leur propre vie. C'est ce qu'on appelle "le Tsiny et le Tody". Mes deux films précédents mettent en scène cet aspect de la vie des Malgaches. Tabataba mon premier long-métrage raconte la destruction psychologique, morale et physique de la société villageoise face au pouvoir. Quand les étoiles rencontrent la mer relate comment la société des hauts plateaux qui ne croit pas au hasard, fait face à la force de l'invisible. La langue malgache est une langue allégorique. Les mots sont des images et les images sont des mots. Faire un film sur les Mahaleo, c'était aussi pour moi, cinéaste malgache, essayer d'ouvrir les portes d'ombre de ce pays qui renferme toujours un mystère.

Si ces musiciens touchent autant les gens avec leurs chansons, c'est peut-être parce qu'ils ne sont pas de simples musiciens ?

Raymond Rajaonarivelo : Médecin généraliste, Chirurgiens, député sans parti politique ou fondateur du Comité pour le Droit des Paysans, la Mahaleo oeuvrent tous pour le développement de leur pays.

Cesar Paes : Ces expériences concrètes sur le terrain nourrissent leurs chansons, inspirent les paroles. Ou serait-ce les idéaux qu'ils chantent qui guident leurs activités ? Engagement est peut-être le mot-clé quand on parle des Mahaleo. Cet engagement est peut-être le thème sous-jacent de notre film. Jusqu'où doit-on aller ? Jusqu'à faire de la politique ?

Vous qui connaissez Madagascar, peut-on percevoir l'évolution du pays à travers 30 ans de chansons ?

Marie-Clémence Paes : Madagascar a pour particularité d'avoir connu toutes les formes de gouvernements possibles et imaginables. Le peuple Malgache est passé des royaumes de l'Imérina au libéralisme sauvage en passant par la colonisation française, la république et le socialisme dit démocratique. Et pourtant le quotidien des paysans malgaches qui représentent 80% de la population n'a pas changé. Les gouvernements passent et les questions restent. Les chansons des Mahaleo racontent cet état des choses.

Raymond Rajaonarivelo : Au début ils pouvaient tout dire dans leurs chansons, et puis peu à peu l'étau s'est resseré. Certaines chansons ont été interdites d'antenne : Bemolonga, Politika ou Rainvoanjo par exemple.

Cesar Paes : Dans les années soixante-dix, un fonctionnaire des renseignements généraux a même été désigné pour se renseigner sur les faits et gestes - et surtout les paroles - des Mahaleo. Très vite il va devenir le fan numéro 1 du groupe, avec lequel il se lie d'amitié. Il confectionne des grands livres, où sont répertoriés non seulement les fiches de renseignements sur les 7 musiciens mais aussi les paroles des chansons dans quels concerts elles ont été chantées, par qui, le nombre de spectateurs, la discographie et l'histoire du groupe. Aujourd'hui ces véritables "bibles" servent surtout aux Mahaleo, qui n'ont souvent plus la trace des nombreuses chansons qu'ils ont écrites et pratiquement aucun des enregistrements qu'ils ont réalisés.

César et Raymond, vous avez travaillé à deux. Comment cela s'est-il passé ?

Cesar Paes : Marie-Clémence et moi avons toujours travaillé ensemble. Même si on a signé des rôles différents nos films, l'écriture et le montage, nous les avons toujours faits à deux. Pour Mahaleo, nous étions aussi avec Raymond. Nous nous sommes entendus au préalable sur notre désir de film commun. Au montage, les discussion étaient longues ; avec les mêmes "mots", on désirait parfois écrire des histoires différentes. Mais au bout du compte l'histoire racontée dans le film est celle que nous avons voulue tous les deux. Comme deux regards, l'un de l'intérieur, l'autre un peu plus distant, notre relation a été très complémentaire.

Raymond Rajaonarivelo : Je suis un metteur en scène de fiction et ce film est mon premier documentaire. Je n'étais absolument pas sûr du résultat. Faire un film en chansons ? Faire un film sur un pays ? Avec des musiciens ? On avait filmé les Mahaleo dans leur quotidien et sur scène, on savait bien ce qu'on tournait mais je n'avais pas d'idée préconçue sur le film fini. Et puis au montage, grâce aux discussions que j'ai eues avec Cesar, j'ai compris et j'avais le sentiment qu'avec ce film, plutôt que d'essayer de le contraindre à une structure pré-établie, comme dans la fiction, il fallait commencer par regarder comment il évoluait naturellement avant de le couper. De ce fait, le film est devenu plus vibrant, un peu comme un coeur qui bat.

On suppose un long travail de montage concernant cette adéquation parole et image. Pouvez-vous nous dire comment vous avez travaillé ?

Marie-Clémence Paes : Il y a eu un travail très long et très minutieux sur le corpus de 300 à 400 chansons que nous avions réussi à réunir. Il a fallu les transcrire, les faire traduire plusieurs fois par des traducteurs d'âges et de sexes différents, parce que le Malgache est une langue à sens multiples et que chacun comprend des nuances différentes derrière un mot. Or les paroles chantées par les Mahaleo sont très denses. Les mots doivent toujours être compris dans la multiplicité et la diversité de leurs sens.

Cesar Paes : Le montage a été très long car c'est un film à plusieurs mains et nous refusions les compromis. Nous avions aussi trop de choses à dire : chaque Mahaleo aurait donné un film. Il a fallu aussi, tout simplement, prendre le temps. Je crois que c'est très important dans l'écriture documentaire de prendre du temps. Comme pour un fruit qu'on laisse mûrir. Et dans nos films, l'écriture finale est au montage. Il faut poser un regard acéré et écouter avec une grande "ouverture d'oreille" ceux que nous filmons, et leurs chansons. Le temps donne aussi une distance par rapport à l'actualité. Une profondeur par rapport à l'histoire racontée. Les textes des Mahaleo sont pour les malgachophones source de grande émotion ; il fallait aussi la rendre perceptible aux autres.

Propos recueillis par Suzette Glénadel