03 JUIN 2017

Libération - Gérard Lefort et Olivier Seguret: No Smoking

"Ou bien on considère que le même Alain Resnais a réalisé deux films. Smoking d'une part No Smoking de l’autre, qui mériteraient chacun une critique autonome, ce qui fait déjà deux. Ou bien l’on considère que ces deux films n'en font qu'un, qu'ils se «complètent» comme dit leur auteur, et que, par conséquent, une seule critique suffirait. (...) Ou bien l'on renonce même à toute idée de séparation, considérant avant tout un projet d’ensemble, un joli monstre siamois, un film à deux corps soudés par le cerveau, chacun ayant de son point de vue une existence en propre mais puisant sang et oxygène à une seule et même source, et donc inséparables, toute ablation de A par rapport à B, et vice-versa, équivalant à une mort par décapitation. On bien on remballe notre pauvre boîte à outils critique, on jette aux orties nos clefs à molette démonétisées et l’on écarquille les yeux devant cette baleine blanche du cinéma, qui périme jusqu’à l'os toute idée de compte rendu, ce bon vieux compte rendu tout confort que Resnais, avec une malice de bossu, nous a rendu impossible. Ou bien on ouvre une autre bouteille de scotch, on reprend tout à zéro et on explique autrement le principe même selon lequel Resnais a goupillé son film (ou bien ses films): à la question «fumera-fumera pas?» (évidemment des Players), il donne les deux réponses possibles et pousse chacune au terme de ses conséquences, la mettant à l'épreuve de son alternative, avec, à chaque rebondissement les autres développements et les autres dénouements qu'elle induit. (...) Ou bien, même, trois pétards plus tard, on définit l’affaire (No) Smoking par une autocontestation permanente du jeu et de ses règles. C’est parce qu’il est un Meccano très sophistiqué que ce film double n'en finit jamais de couiner, grincer, gripper, rouiller, respirer et, parfois, de menacer ruine. C'est pour les mêmes raisons que ce double film est un monstre bouleversant: dès qu’on y injecte des affects, de la chair et des sentiments, ce canevas de fer qu'on croyait garde-fou libère au contraire tous les doutes, toutes les trouilles, tous les risques, tous les dangers. C’est ce mélange de deux déterminismes, cette superposition de la logique la plus formelle et du hasard le plus aléatoire, qui trouble profondément nos sens et les égare: se peut-il que Resnais ait mis au point la machine infernale qui manquait au cinéma? Aurait-il inventé le film en fusion, l’abîme théorique, l'encyclopédie en folie de toutes les questions éternelles et irrésolues ? (...) Ou bien, on l'aura compris, Resnais a tout bonnement filmé le destin. Puisqu'il s’en faut toujours d'un rien, d'un mot, d'un geste, pour qu'on devienne ce qu'on est, ou bien pour qu'on reste ce qu'on n'est pas. (...) Que Resnais étreigne ainsi la mort n'est pas nouveau. Qu’il lui fasse-danser aussi gaiement une valse macabre, l'est. C’est l’humour noir du film, sa soupape libératrice qui lui fait régulièrement péter quelques plombs: une orgie de gâteaux anglais à la terrasse d'un hôtel anglais, un fort Chabrol improvisé dans la cabane du jardinier, une crise de nerfs en pleine fête champêtre et une attraction de kermesse qui, par jet d’éponges, vire au jeu de massacre. Autrement dit, un film, ou bien très émouvant du côté des sens, ou bien très déconnant du côté du non-sense. Si le sujet de (No) Smoking c’est le temps qui avance, et partant la mort, toutes les autres obsessions de Resnais sont aussi au rendez-vous: la science, la rationalité, la littérature, si possible à tiroirs, la linguistique, le jeu entre les mots. Comme sont aussi fidèles ses deux acteurs gris-gris, Azéma et Arditi. Pourtant rien à voir. Ou bien Alain Resnais a fait un nouveau premier film avec l’aisance et la grâce d’un jeune homme, ou bien c’est le point d’orgue d’un vieux maître qui aurait accordé d'un coup tous ses pianos. Car dans (No) Smoking, si l’inventaire Resnais est complet, il est jeté courageusement sur le tapis pour un banco périlleux où l’on devine que le «ou bien-ou bien» est aussi un quitte ou double. Total : Resnais fait sauter la banque. Mélo réussi polar de première, comédie loufoque, Azéma et Arditi complices et habités. Ou bien un cinéma de nouveau expérimenté, pas chiche de ses trouvailles, un manifeste pour la liberté, l’invention, la folie artistique. Ou bien un exemple de cinéma qui n’a pas renoncé à penser."

"Ou bien on considère que le même Alain Resnais a réalisé deux films. Smoking d'une part No Smoking de l’autre, qui mériteraient chacun une critique autonome, ce qui fait déjà deux. Ou bien l’on considère que ces deux films n'en font qu'un, qu'ils se «complètent» comme dit leur auteur, et que, par conséquent, une seule critique suffirait. (...)

Ou bien l'on renonce même à toute idée de séparation, considérant avant tout un projet d’ensemble, un joli monstre siamois, un film à deux corps soudés par le cerveau, chacun ayant de son point de vue une existence en propre mais puisant sang et oxygène à une seule et même source, et donc inséparables, toute ablation de A par rapport à B, et vice-versa, équivalant à une mort par décapitation. On bien on remballe notre pauvre boîte à outils critique, on jette aux orties nos clefs à molette démonétisées et l’on écarquille les yeux devant cette baleine blanche du cinéma, qui périme jusqu’à l'os toute idée de compte rendu, ce bon vieux compte rendu tout confort que Resnais, avec une malice de bossu, nous a rendu impossible.

Ou bien on ouvre une autre bouteille de scotch, on reprend tout à zéro et on explique autrement le principe même selon lequel Resnais a goupillé son film (ou bien ses films): à la question «fumera-fumera pas?» (évidemment des Players), il donne les deux réponses possibles et pousse chacune au terme de ses conséquences, la mettant à l'épreuve de son alternative, avec, à chaque rebondissement les autres développements et les autres dénouements qu'elle induit. (...)

Ou bien, même, trois pétards plus tard, on définit l’affaire (No) Smoking par une autocontestation permanente du jeu et de ses règles. C’est parce qu’il est un Meccano très sophistiqué que ce film double n'en finit jamais de couiner, grincer, gripper, rouiller, respirer et, parfois, de menacer ruine. C'est pour les mêmes raisons que ce double film est un monstre bouleversant: dès qu’on y injecte des affects, de la chair et des sentiments, ce canevas de fer qu'on croyait garde-fou libère au contraire tous les doutes, toutes les trouilles, tous les risques, tous les dangers. C’est ce mélange de deux déterminismes, cette superposition de la logique la plus formelle et du hasard le plus aléatoire, qui trouble profondément nos sens et les égare: se peut-il que Resnais ait mis au point la machine infernale qui manquait au cinéma? Aurait-il inventé le film en fusion, l’abîme théorique, l'encyclopédie en folie de toutes les questions éternelles et irrésolues ? (...)

Ou bien, on l'aura compris, Resnais a tout bonnement filmé le destin. Puisqu'il s’en faut toujours d'un rien, d'un mot, d'un geste, pour qu'on devienne ce qu'on est, ou bien pour qu'on reste ce qu'on n'est pas. (...)

Que Resnais étreigne ainsi la mort n'est pas nouveau. Qu’il lui fasse-danser aussi gaiement une valse macabre, l'est. C’est l’humour noir du film, sa soupape libératrice qui lui fait régulièrement péter quelques plombs: une orgie de gâteaux anglais à la terrasse d'un hôtel anglais, un fort Chabrol improvisé dans la cabane du jardinier, une crise de nerfs en pleine fête champêtre et une attraction de kermesse qui, par jet d’éponges, vire au jeu de massacre. Autrement dit, un film, ou bien très émouvant du côté des sens, ou bien très déconnant du côté du non-sense.

Si le sujet de (No) Smoking c’est le temps qui avance, et partant la mort, toutes les autres obsessions de Resnais sont aussi au rendez-vous: la science, la rationalité, la littérature, si possible à tiroirs, la linguistique, le jeu entre les mots. Comme sont aussi fidèles ses deux acteurs gris-gris, Azéma et Arditi.

Pourtant rien à voir. Ou bien Alain Resnais a fait un nouveau premier film avec l’aisance et la grâce d’un jeune homme, ou bien c’est le point d’orgue d’un vieux maître qui aurait accordé d'un coup tous ses pianos. Car dans (No) Smoking, si l’inventaire Resnais est complet, il est jeté courageusement sur le tapis pour un banco périlleux où l’on devine que le «ou bien-ou bien» est aussi un quitte ou double. Total : Resnais fait sauter la banque. Mélo réussi polar de première, comédie loufoque, Azéma et Arditi complices et habités. Ou bien un cinéma de nouveau expérimenté, pas chiche de ses trouvailles, un manifeste pour la liberté, l’invention, la folie artistique. Ou bien un exemple de cinéma qui n’a pas renoncé à penser."