07 FÉVRIER 2020

Libération - Guillaume Tion: Jeanne

"Il y a deux ans, la comédie musicale Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc sidérait par son assemblage hétéroclite : acteurs non professionnels, voix de la bergère de Domrémy sur du prog metal avec des gamines lancées dans de longues séances de headbanging (1). L’action s’achevait sur le départ de Jeanne pour Chinon à la rencontre de Charles VII et on espérait secrètement qu’une suite poindrait. La voici. Jeanne, plus long, plus dense, plus mûr, marque le retour de Bruno Dumont au XVe siècle sur les traces de la pucelle d’Orléans mais aussi de Charles Péguy. Dans un hôtel parisien, une semaine avant la sortie, nous avons tenté de dresser avec le cinéaste le portrait de sa Jeanne d’Arc - et en creux de son film. Lorsque débute cette deuxième partie, le personnage a 17 ans. A la fin de Jeannette, il est interprété par Jeanne Voisin, une comédienne de cet âge. En toute logique, Dumont avait pensé lui confier le rôle pour la suite. Mais, après un accord de principe, l’actrice s’est montrée hésitante. «Normalement, ce genre de réticence se surmonte, c’est le rôle d’un metteur en scène de discuter et de convaincre. Mais je ne me suis pas battu, j’ai dit : on laisse tomber. Mon inconscient ne devait pas vouloir travailler le personnage de Jeanne à l’âge qui lui correspondait», raconte Dumont. Se rendant compte qu’aucune des Jeanne d’Arc de cinéma ne correspondait à la vérité du rôle (Renée Falconetti avait 35 ans chez Dreyer, Ingrid Bergman 33 chez Fleming, Sandrine Bonnaire 27 chez Rivette…), il pense alors à réemployer la «petite Jeanne», Lise Leplat Prudhomme, 10 ans, qui interprétait Jeannette. L’histoire de l’art le renforce dans son idée : les peintres gothiques flamands de l’époque jouent avec les disproportions. «Je ne voulais pas être fantaisiste, perché pour le plaisir d’être perché. Mais en réalité, l’âge de Jeanne n’a pas d’importance et n’a jamais gêné personne, note-t-il. Il empêche l’illustration historique, qui devient une illustration métaphorique et plus contemporaine, ce à quoi je crois.» Véracité historique mais traitement loin des canons du réalisme, telle est la nature tiraillée du film. «Avec son armure, la petite était extraordinaire. Il suffisait qu’elle arrive sur le plateau pour que l’ambiance change», se souvient Dumont. A l’écran, le fait que Jeanne soit interprétée par une enfant de 10 ans décuple tout, l’héroïsme, l’injustice, la violence. «J’ai senti un entrain nouveau. Une régénérescence qui manquait au projet. C’était revitalisant.» Au fond, «la petite», comme l’appelle Dumont, a joué sur le plateau le rôle endossé par Jeanne lors du siège d’Orléans, celui du fétiche galvanisant, dont la seule présence suffit à redonner confiance à toute une armée. Le film cueille le personnage dans un dilemme fondamental. Après avoir rapidement ouvert sur la victoire à Orléans, il montre Jeanne à un tournant de son expérience : l’attaque de Paris, en septembre 1429. Jeanne ne bénéficie pas de l’appui du roi et se trouve à la tête d’une armée qui doute d’elle. Elle est seule, dans un décor vide d’arrière-plage où vont se succéder les délégations de personnages comme autant de pièces d’échecs : ceux qui se défient d’elles (Regnault de Chartres, Raoul de Gaucourt), ceux qui sont ses alliés et qu’elle décevra (Gilles de Rais). Se tient sur ces dunes un premier procès, celui de Jeanne parmi les siens, au sein du clan des Armagnacs. Elle a sauvé la royauté, certes, mais elle est devenue franc-tireur. Et, intérieurement, vit une bascule dans l’âge adulte : Jeanne s’assume. Elle se montre responsable de sa stature de cheffe de guerre, de ses omissions volontaires pour convaincre ses lieutenants récalcitrants d’attaquer la capitale, et endosse même une vision morale face aux méthodes de Gilles de Rais qui vante le pillage. «Dans la pièce de Péguy dont le film est adapté, les batailles et le procès sont des sujets différents, plus mûrs. On quitte définitivement l’enfance.» Après avoir découvert l’autorité de Dieu, Jeanne découvre ici celle des hommes. L’ambiance est à l’atterrissage, loin du ciel, près de la terre. Coups de masse réguliers scandant les dialogues sur des tambours d’ordonnance, chorégraphies chevalines évoquant les batailles (sans budget pour les combats, Dumont s’est rabattu sur les danses de la Garde nationale), soleil haut et aveuglant… la transe de Dieu qui portait Jeannette et lui faisait voir sainte Marguerite juchée sur un arbre devient ici transe de guerre. Le bouillonnement mystique qu’avait su capter le musicien Igorrr dans le premier volet se transforme en hymne pop diaphane chanté par Christophe. «Ô Dieu je savais la douleur des batailles quand les assaillants fous se ruaient à l’assaut.» Lorsqu’il a rendu la première maquette de la chanson où Jeanne s’adresse à Dieu, Christophe a posé sa voix comme empreinte témoin. Et sa fragilité dans l’aigu résonnant avec le destin précaire de la gamine de 10 ans au milieu des combats, le cinéaste a préféré cet enregistrement à celui, normalement prévu, de «la petite». Où l’on raccroche ici à l’enchevêtrement vocal entourant le personnage de Jeanne. «C’est arrivé au cours du tournage. Dès qu’elle parle à Dieu, elle chante et on entend Christophe. Le chant de la petite passait dans Jeannette, mais pas dans Jeanne. Et puis je ne voulais pas refaire la même chose.» L’arrivée du chanteur dans le décor achève de moderniser le traitement. «Le problème, avec les textes profonds comme ceux de Péguy, c’est qu’ils sont profonds. Il faut remettre en surface des éléments enfouis. Il ne sert à rien d’avoir peur de la complexité, c’est le propre de l’âme humaine, mais il s’agit aussi de donner des accès de compréhension, offrir au texte quelque chose d’accessible. C’est le travail de la représentation au cinéma», analyse Dumont. La musique, la présence de Christophe («qui n’a jamais été aussi bon que sur un texte comme celui de Péguy, franchement», juge le cinéaste), le jeu avec les spectateurs rendus complices par l’impossibilité de la présence d’un bunker de la Seconde Guerre mondiale dans ce champ du XVe siècle ou par la présence de comédiens non professionnels ou encore de la cathédrale d’Amiens au lieu du château de Rouen… toute cette coloration du travail de Dumont place définitivement le diptyque Jeannette-Jeanne dans un territoire représentatif hors-norme dont on perçoit que, sensiblement, il convient mieux au parcours énigmatique de Jeanne que les épopées produites à tire-larigot depuis Méliès en 1900. A bien des égards, la trajectoire de Jeanne relève du mystère : elle est absolument surnaturelle en même temps que super naturelle, car au fond, c’est d’une jeune fille de peu qu’il s’agit, une petite Lorraine inconnue, mystique, illettrée, c’est un corps de 17 ans qui a traversé toutes ces épreuves. Et le film se construit aussi autour d’un jeu d’incohérences qui permettent une unification avec la véracité historique mais aussi avec l’esprit du mythe. «C’est une histoire simple : une enfant, avec des visions, quelqu’un de tout petit qui devient grand - le rêve de tout enfant. C’est plus qu’une petite fille ou une adolescente, c’est l’âme ou la fibre humaine, la surpuissance humaine de vouloir s’élever», explique Dumont. Il considère le personnage comme la forme parfaite de l’héroïsme. Une histoire référentielle que tout un chacun ressent, la dichotomie bon-méchant, l’attirance du bien, l’élévation. «On a tout ça dans notre cœur. Jeanne intéresse tout le monde car elle embrasse tout, une pauvre montée en grâce.» Impossible de ne pas voir non plus la thématique de la femme méprisée dans un monde masculin, de la jeune voix qui peine à s’imposer au milieu des puissants, la Greta Thunberg en armure au chevet d’une nature maltraitée. Et, comme un retour aux disproportions gothiques, on a rarement expérimenté un tel fossé entre l’aréopage de théologiens et l’héroïne ordinaire. Les premiers, prisonniers de leurs phrases parfaites et de leur questionnement à la rémanence chère au style de Péguy, ne parviennent pas à percer le mystère de cette béguine à la foi instinctive. La seconde, encapuchonnée dans ses certitudes venues de l’au-delà, se bat à chaque syllabe contre ces représentants officiels du divin. Et le spectateur se tient entre les deux, dans la cathédrale d’Amiens, assis sur les sols striés du labyrinthe, au milieu d’un duel qu’il goûte de cette façon pour la première fois. Malgré une certaine torpeur, Jeanne réussit à nous faire percevoir le personnage le plus commenté et documenté de l’histoire française d’une manière inédite, et qui trouve des échos tout aussi inédits dans notre monde contemporain saturé de super-héroïsme."

"Il y a deux ans, la comédie musicale Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc sidérait par son assemblage hétéroclite : acteurs non professionnels, voix de la bergère de Domrémy sur du prog metal avec des gamines lancées dans de longues séances de headbanging (1). L’action s’achevait sur le départ de Jeanne pour Chinon à la rencontre de Charles VII et on espérait secrètement qu’une suite poindrait. La voici. Jeanne, plus long, plus dense, plus mûr, marque le retour de Bruno Dumont au XVe siècle sur les traces de la pucelle d’Orléans mais aussi de Charles Péguy. Dans un hôtel parisien, une semaine avant la sortie, nous avons tenté de dresser avec le cinéaste le portrait de sa Jeanne d’Arc - et en creux de son film.

Lorsque débute cette deuxième partie, le personnage a 17 ans. A la fin de Jeannette, il est interprété par Jeanne Voisin, une comédienne de cet âge. En toute logique, Dumont avait pensé lui confier le rôle pour la suite. Mais, après un accord de principe, l’actrice s’est montrée hésitante. «Normalement, ce genre de réticence se surmonte, c’est le rôle d’un metteur en scène de discuter et de convaincre. Mais je ne me suis pas battu, j’ai dit : on laisse tomber. Mon inconscient ne devait pas vouloir travailler le personnage de Jeanne à l’âge qui lui correspondait», raconte Dumont. Se rendant compte qu’aucune des Jeanne d’Arc de cinéma ne correspondait à la vérité du rôle (Renée Falconetti avait 35 ans chez Dreyer, Ingrid Bergman 33 chez Fleming, Sandrine Bonnaire 27 chez Rivette…), il pense alors à réemployer la «petite Jeanne», Lise Leplat Prudhomme, 10 ans, qui interprétait Jeannette. L’histoire de l’art le renforce dans son idée : les peintres gothiques flamands de l’époque jouent avec les disproportions. «Je ne voulais pas être fantaisiste, perché pour le plaisir d’être perché. Mais en réalité, l’âge de Jeanne n’a pas d’importance et n’a jamais gêné personne, note-t-il. Il empêche l’illustration historique, qui devient une illustration métaphorique et plus contemporaine, ce à quoi je crois.» Véracité historique mais traitement loin des canons du réalisme, telle est la nature tiraillée du film. «Avec son armure, la petite était extraordinaire. Il suffisait qu’elle arrive sur le plateau pour que l’ambiance change», se souvient Dumont. A l’écran, le fait que Jeanne soit interprétée par une enfant de 10 ans décuple tout, l’héroïsme, l’injustice, la violence. «J’ai senti un entrain nouveau. Une régénérescence qui manquait au projet. C’était revitalisant.» Au fond, «la petite», comme l’appelle Dumont, a joué sur le plateau le rôle endossé par Jeanne lors du siège d’Orléans, celui du fétiche galvanisant, dont la seule présence suffit à redonner confiance à toute une armée.

Le film cueille le personnage dans un dilemme fondamental. Après avoir rapidement ouvert sur la victoire à Orléans, il montre Jeanne à un tournant de son expérience : l’attaque de Paris, en septembre 1429. Jeanne ne bénéficie pas de l’appui du roi et se trouve à la tête d’une armée qui doute d’elle. Elle est seule, dans un décor vide d’arrière-plage où vont se succéder les délégations de personnages comme autant de pièces d’échecs : ceux qui se défient d’elles (Regnault de Chartres, Raoul de Gaucourt), ceux qui sont ses alliés et qu’elle décevra (Gilles de Rais).

Se tient sur ces dunes un premier procès, celui de Jeanne parmi les siens, au sein du clan des Armagnacs. Elle a sauvé la royauté, certes, mais elle est devenue franc-tireur. Et, intérieurement, vit une bascule dans l’âge adulte : Jeanne s’assume. Elle se montre responsable de sa stature de cheffe de guerre, de ses omissions volontaires pour convaincre ses lieutenants récalcitrants d’attaquer la capitale, et endosse même une vision morale face aux méthodes de Gilles de Rais qui vante le pillage. «Dans la pièce de Péguy dont le film est adapté, les batailles et le procès sont des sujets différents, plus mûrs. On quitte définitivement l’enfance.» Après avoir découvert l’autorité de Dieu, Jeanne découvre ici celle des hommes.

L’ambiance est à l’atterrissage, loin du ciel, près de la terre. Coups de masse réguliers scandant les dialogues sur des tambours d’ordonnance, chorégraphies chevalines évoquant les batailles (sans budget pour les combats, Dumont s’est rabattu sur les danses de la Garde nationale), soleil haut et aveuglant… la transe de Dieu qui portait Jeannette et lui faisait voir sainte Marguerite juchée sur un arbre devient ici transe de guerre. Le bouillonnement mystique qu’avait su capter le musicien Igorrr dans le premier volet se transforme en hymne pop diaphane chanté par Christophe. 

«Ô Dieu je savais la douleur des batailles quand les assaillants fous se ruaient à l’assaut.» Lorsqu’il a rendu la première maquette de la chanson où Jeanne s’adresse à Dieu, Christophe a posé sa voix comme empreinte témoin. Et sa fragilité dans l’aigu résonnant avec le destin précaire de la gamine de 10 ans au milieu des combats, le cinéaste a préféré cet enregistrement à celui, normalement prévu, de «la petite». Où l’on raccroche ici à l’enchevêtrement vocal entourant le personnage de Jeanne. «C’est arrivé au cours du tournage. Dès qu’elle parle à Dieu, elle chante et on entend Christophe. Le chant de la petite passait dans Jeannette, mais pas dans Jeanne. Et puis je ne voulais pas refaire la même chose.»

L’arrivée du chanteur dans le décor achève de moderniser le traitement. «Le problème, avec les textes profonds comme ceux de Péguy, c’est qu’ils sont profonds. Il faut remettre en surface des éléments enfouis. Il ne sert à rien d’avoir peur de la complexité, c’est le propre de l’âme humaine, mais il s’agit aussi de donner des accès de compréhension, offrir au texte quelque chose d’accessible. C’est le travail de la représentation au cinéma», analyse Dumont. La musique, la présence de Christophe («qui n’a jamais été aussi bon que sur un texte comme celui de Péguy, franchement», juge le cinéaste), le jeu avec les spectateurs rendus complices par l’impossibilité de la présence d’un bunker de la Seconde Guerre mondiale dans ce champ du XVe siècle ou par la présence de comédiens non professionnels ou encore de la cathédrale d’Amiens au lieu du château de Rouen… toute cette coloration du travail de Dumont place définitivement le diptyque Jeannette-Jeanne dans un territoire représentatif hors-norme dont on perçoit que, sensiblement, il convient mieux au parcours énigmatique de Jeanne que les épopées produites à tire-larigot depuis Méliès en 1900.

A bien des égards, la trajectoire de Jeanne relève du mystère : elle est absolument surnaturelle en même temps que super naturelle, car au fond, c’est d’une jeune fille de peu qu’il s’agit, une petite Lorraine inconnue, mystique, illettrée, c’est un corps de 17 ans qui a traversé toutes ces épreuves. Et le film se construit aussi autour d’un jeu d’incohérences qui permettent une unification avec la véracité historique mais aussi avec l’esprit du mythe.

«C’est une histoire simple : une enfant, avec des visions, quelqu’un de tout petit qui devient grand - le rêve de tout enfant. C’est plus qu’une petite fille ou une adolescente, c’est l’âme ou la fibre humaine, la surpuissance humaine de vouloir s’élever», explique Dumont. Il considère le personnage comme la forme parfaite de l’héroïsme. Une histoire référentielle que tout un chacun ressent, la dichotomie bon-méchant, l’attirance du bien, l’élévation. «On a tout ça dans notre cœur. Jeanne intéresse tout le monde car elle embrasse tout, une pauvre montée en grâce.»

Impossible de ne pas voir non plus la thématique de la femme méprisée dans un monde masculin, de la jeune voix qui peine à s’imposer au milieu des puissants, la Greta Thunberg en armure au chevet d’une nature maltraitée. Et, comme un retour aux disproportions gothiques, on a rarement expérimenté un tel fossé entre l’aréopage de théologiens et l’héroïne ordinaire. Les premiers, prisonniers de leurs phrases parfaites et de leur questionnement à la rémanence chère au style de Péguy, ne parviennent pas à percer le mystère de cette béguine à la foi instinctive. La seconde, encapuchonnée dans ses certitudes venues de l’au-delà, se bat à chaque syllabe contre ces représentants officiels du divin. Et le spectateur se tient entre les deux, dans la cathédrale d’Amiens, assis sur les sols striés du labyrinthe, au milieu d’un duel qu’il goûte de cette façon pour la première fois. Malgré une certaine torpeur, Jeanne réussit à nous faire percevoir le personnage le plus commenté et documenté de l’histoire française d’une manière inédite, et qui trouve des échos tout aussi inédits dans notre monde contemporain saturé de super-héroïsme."