28 FÉVRIER 2011

Portrait d'une cinéaste tranquille ? "Faire un film, c'est un peu la guerre..."

Une maison de poupée dans un passage caché des regards, au bout d’une ruelle squelettique. Ciel gris d’hiver et gris-gris de toutes les couleurs, au-dessus de la porte d’entrée. La maîtresse des lieux, Sólveig Anspach, reçoit en sabots...

    Une maison de poupée dans un passage caché des regards, au bout d’une ruelle squelettique. Ciel gris d’hiver et gris-gris de toutes les couleurs, au-dessus de la porte d’entrée. La maîtresse des lieux, Sólveig Anspach, reçoit en sabots. Un claquement exotique au cœur de la ville, une pincée d’autre chose dans la réalité d’un vendredi matin. Et l’étrange impression de passer de l’autre côté du décor. C’est chez elle, à Bagnolet, avec ses vrais voisins, que la cinéaste a tourné son premier long-métrage Haut les cœurs!, sorti en 1999. On toque à la fenêtre. C’est Farid. Dans le film, il repeint en rose bonbon les murs de la maison avec Laurent Lucas. Et l’amie de passage, qui monte à l’étage, n’est autre que la chirurgienne chargée d’opérer l’héroïne, incarnée par Karin Viard. Un si petit monde dans lequel se fondent réel et création. Dans la maison juste en face, Sólveig Anspach a installé son bureau. C’est là qu’elle monte ses films et planche sur le prochain, Back soon. Un titre prédestiné qui parle aussi un peu de son retour, à elle, dans le pays où elle est née.

« Les gens là-bas ont un comportement maniaco-dépressif »

 Comme pour son précédent film Stormy Weather, tourné sur son île natale de Vestmannaeyjar, la réalisatrice a choisi de retrouver les paysages lunaires de l’Islande. « A Paris, j’ai parfois le sentiment que tout a déjà été filmé mille fois ». Retour aux sources pour réveiller le regard. « Il y a là-bas une énergie hors du commun qui me nourrit dès que j’y retourne », dit-elle. Peut-être est-ce dû à la jeunesse d’un monde en fusion dans lequel des volcans entrent en éruption et des îles surgissent de la mer. Ou à la vitalité d’une population épargnée par le chômage. « Ce n’est pas à l’autre bout de la terre, mais c’est totalement dépaysant. A la fois hyper isolé et hyper moderne ». Si proche, si loin, un monde aux contrastes électriques qui « affecte » aussi ceux qui y vivent. « Les gens là-bas ont un comportement maniaco-dépressif : l’hiver, il fait nuit tout le temps, ils sont mélancoliques. L’été, ils bossent 14 heures par jour et se bourrent la gueule jusqu’à 4 heures du matin ».

    Dans Stormy Weather, les rochers déchiquetés, les vagues mugissantes, les cieux tourmentés dessinaient le paysage mental de la folie. Cette fois encore, Sólveig Anspach voudrait capturer un peu de l’immensité du décor sans « tomber dans le dépliant touristique ». Peu de chances avec cette « histoire loufoque », entièrement tournée en islandais et en anglais, qui réunit « les gens qu’(elle) aime ». Parmi ceux-là, l’Islandaise Didda Jonsdottir qui jouait Loa-la muette dans Stormy Weather. Dans la vie, elle est poétesse-chanteuse-éboueuse. Tous les matins, elle se lève à l’aube pour ramasser les poubelles avant de se consacrer à l’écriture. Rien d’étonnant dans une culture décomplexée, insensible à l’idée selon laquelle il existerait des métiers nobles et d’autres dégradants, favorable à la multiplication des vies professionnelles. Comme cette agricultrice-coiffeuse que la cinéaste est allée rencontrer dans sa ferme-salon de coiffure, perdue au milieu des fjords. Propriétaire du troupeau d’oies réquisitionnées pour Back soon – « des personnages essentiels du film», affirme la réalisatrice-, elle pourrait également manier les ciseaux et le peigne sur le plateau. On y verra aussi le Français Julien Cottereau, le petit frère de Karin Viard dans Haut les cœurs!; Joy, la jeune comédienne irlandaise du court-métrage Jane by the sea; les deux fils de Didda Jonsdottir ou encore le président du mouvement gay et lesbien d’Islande. Tous se croiseront dans cette histoire de substances illicites, de gros billets et de volatiles. « C’est une femme qui veut quitter l’Islande avec ses deux garçons. Pour cela, elle  doit vendre son officine, dans laquelle elle faisait commerce de haschich. Son acheteur lui demande 48 heures pour réunir l’argent. Pendant ce temps, le monde entier passe dans sa cuisine…» Et les oies ? « C’est une surprise ».

« Chercher au plus profond de soi »

 Elle feuillète son carnet de tournage. A chaque page, un visage. Pas si facile d’imposer un casting sans acteur connu. Mais elle y tenait. « J’ai besoin de travailler avec des gens qui amènent des choses dans leur sac-à-dos. Et pas seulement les derniers films dans lesquels ils ont joué, mais aussi des histoires, des expériences… » Car, ces gens-là, dit-elle, vous « happent », dans le champ de la vie comme dans celui de la caméra. Elle sait pressentir leur épaisseur et la façon dont ils vont occuper le cadre. Une intuition formée à l’école du documentaire « où il faut être entièrement disponible à l’autre », quand la fiction demande de « chercher au plus profond de soi ». Dans ces aller-retours de l’un à l’autre, se croisent des figures, des motifs, des visages. Après Haut les cœurs!, elle tourne un documentaire, Made in the USA, sur l’exécution d’un détenu, au Texas. Après l’histoire d’une femme enceinte atteinte d’un cancer du sein, en lutte pour sa survie, celle d’un homme, condamné à mort. Quant à Didda Jonsdottir, actrice fétiche de la cinéaste, elle est également au cœur d’un portrait réalisé par cette dernière dans le cadre de la collection Visages d’Europe, destinée à la chaîne Arte. Quand elle se coltine avec la réalité, Sólveig Anspach revendique « le travail de la forme ». Et quand elle plonge dans la fiction, elle bataille pour « l’inscription dans le réel». Parce qu’elle aime qu’on y croit, "comme dans le cinéma des frères Dardenne (1)", dit-elle. « Après Haut les cœurs!, certains spectateurs m’ont demandé les numéros des deux médecins. J’ai dû expliquer que c’étaient des acteurs».

    A chaque histoire, sa forme. « Cela s’impose », dit-elle. Pour Haut les cœurs!, inspiré de sa propre histoire, on l’a encouragée à tourner un documentaire. Elle a préféré la fiction, « plus universelle ». Elle a aussi privilégié les longues focales, manière de suggérer que le destin de l’héroïne n’a rien d’exceptionnel et pourrait être celui de cette autre femme, assise juste à côté, dans la salle d'attente de l'hôpital. Dans Made in the USA, elle a choisi des plans fixes parce que, dit-elle, « il faut savoir s’effacer devant une histoire comme celle-ci». Et quand elle a tourné Par amour (2), son premier court-métrage documentaire, elle s’est servie d’images d’archives. La jeune femme au cœur du film, rencontrée en prison, ne voulait pas être filmée. Résultat, sa voix, mi-cassée, mi-distanciée, vous poursuit longtemps, bien après avoir entendu le récit de cette chute tragique.

    « Pour tout film, il y a des pièges à éviter », explique Sólveig Anspach. Les yeux bleu-verts s’arrêtent au loin, sur une ligne d’horizon en fumée : « Faire un film, c’est un peu la guerre ». Et d’ajouter : « Parfois, je me demande pourquoi je fais ça. C’est si long, si difficile… Et puis, je me souviens : c’est là que j’ai du plaisir». Un fil d’Ariane à ne pas lâcher, malgré les mille embûches et l’angoisse qui rôde. « Je veux croire que cela peut être simple, ludique », lance avec espoir celle qui installe des cadres pour mieux les déborder et attend de son scénario, écrit à la virgule près, qu’il soit bousculé par les acteurs. Quand elle était petite, elle accompagnait son père, fou de cinéma, dans les salles obscures. Et sa mère, architecte, sur les chantiers. Depuis qu’elle est grande, elle aime les deux : la magie du cinéma et la réalité de sa mise en œuvre. Et ce qu’elle préfère encore, c’est quand l’un rencontre l’autre, ces moments précieux où « le cinéma se fait chambouler par la vie ».

Marjolaine Jarry

(1) Luc et Jean-Pierre Dardenne ont coproduit Stormy weather avec leur société Les Films du Fleuve. A voir sur Universciné, leurs films Le Fils et L'Enfant.

(2) A voir sur http://www.solveig-anspach.com/

Pour découvrir l'association "Enfants de cinéma" dont fait partie Sólveig Anspach et qui met notamment en œuvre  l'opération "Ecole et cinéma" dédiée à l'initiation cinématographique des jeunes spectateurs : http://www.enfants-de-cinema.com