03 JUIN 2017

Positif - Françoise Audé: Y aura-t-il de la neige à Noël ?

" L’univers dans lequel, à la hussarde, la cinéaste entraîne ainsi le spectateur est celui des enfants d’abord, puis du patron dont on sait vite qu’il est «le» père. C’est aussi un milieu agraire étranger au monde de la ville. Le regard y va à la terre. Les sens y perçoivent les variations de la lumière, la présence de l’eau, et, au cœur de la paille conditionnée, ils devinent quelque chose d’obscur, de lourd et d’excitant comme doit l’être la vie dans le ventre maternel. Père, enfants, mère implicite (peu identifiable encore, accompagnée d’une ouvrière, elle arrive par le fond de la cour), bâtisse d’une ferme et engins mécaniques épars, tous sont en place pour une chronique du quotidien (étalée de l’été à l’hiver) qui développe ce que la brutalité de l’intrusion a dévoilé : des relations rudes, une sensualité omniprésente. Ces plans décisifs déterminent chez le spectateur une étonnante réceptivité à des réalités ordinairement méconnues ou considérées avec réprobation. Réalité d’un passé français vague, mais antérieur aux années soixante-dix qui ont généralisé la contraception : personnage central, la mère a sept enfants. C’est une femme énergique, musclée par le travail, et belle. Réalité de l’économie maraîchère dont le rythme des productions, des opérations de conditionnement des légumes (va-et-vient obsédant des cagettes, des chargements, des transports urgents) asservit la main-d’œuvre. Main-d’œuvre familiale : dès cinq ans, ici, on trime. Réalité d’une société terrienne où le patriarcat est un état de fait toléré (...) Réalité où la bâtardise est consensuelle même si, comme le concubinage, elle humilie. Réalité aussi de l’inceste, accident de parcours qui indigne, mais qui n’est pas dénoncé : on fait avec. C’est douloureux à encaisser, mais la mère retourne sa colère contre elle et ses enfants plutôt que de déposer plainte. Film naturaliste, donc ? Néo-réalisme, misérabilisme ? Penser à ces références, c’est les écarter, non pas qu’elles soient inadéquates, mais parce que le film relève d’une intimité existentielle avec son propos qui le rend singulier. Avec les ingrédients des réalismes les plus pesants, Sandrine Veysset a réalisé un film qui paraît ne pas en dépendre. Qui a de la légèreté et de la tendresse. Qui situe les enjeux en deçà de toute approche morale ou conventionnelle (...) Le film prend le contrepied de l’idéologie familiale contemporaine, soit parce qu’il fait l’éloge de ce qui passe pour condamnable, soit parce qu’il éclaire les méfaits de la famille, lieu d’exploitation et d’oppression (...) Sandrine Veysset associe d’une manière inextricable l’abus et l’amour, la rudesse du pouvoir imposé et l’ambiguïté des relations affectives (...) L’intensité du lien sexuel qui unit le couple parental est pourtant la clé du film. Lorsque le volet est tiré sur la chambre où, en amants, ils se rejoignent pour la sieste, on sait que là se joue ou se noue le mystère essentiel. Mystère de relations paradoxales qui font que maître et serviteur sont complices et également pris au piège de l’autre. Mystère de la symbiose entre les êtres et la nature. La cinéaste filme avec le Iyrisme de Renoir la chaleur, la fraîcheur de l’eau, le vent : le ronflement du vent empoisonné sauve de la mort. La caméra participante (l’expression renvoie à la méthode de Flaherty) d’Hélène Louvart donne au film une puissance d’évocation (conte cruel, imaginaire tragique et aussitôt ébloui de l’enfance), une qualité d’émotion (c’est au premier degré qu’une chanson ridicule d’Adamo nous atteint) prodigieuses (...) Toujours physique et à fleur de matière, Y’aura-t-il de la neige à Noël ? possède aussi la grâce des symboles. La richesse du tacite, de l’implicite, de l’opacité tentatrice. On aimerait comprendre (...) mais la pénétration écrase, détruit le territoire de l’enfance. Appliquer l’outil de la psychanalyse au film serait faire comme si la neige ne tombait pas à Noël. On ne badine pas avec les contes."

" L’univers dans lequel, à la hussarde, la cinéaste entraîne ainsi le spectateur est celui des enfants d’abord, puis du patron dont on sait vite qu’il est «le» père. C’est aussi un milieu agraire étranger au monde de la ville. Le regard y va à la terre. Les sens y perçoivent les variations de la lumière, la présence de l’eau, et, au cœur de la paille conditionnée, ils devinent quelque chose d’obscur, de lourd et d’excitant comme doit l’être la vie dans le ventre maternel.

Père, enfants, mère implicite (peu identifiable encore, accompagnée d’une ouvrière, elle arrive par le fond de la cour), bâtisse d’une ferme et engins mécaniques épars, tous sont en place pour une chronique du quotidien (étalée de l’été à l’hiver) qui développe ce que la brutalité de l’intrusion a dévoilé : des relations rudes, une sensualité omniprésente. Ces plans décisifs déterminent chez le spectateur une étonnante réceptivité à des réalités ordinairement méconnues ou considérées avec réprobation.

Réalité d’un passé français vague, mais antérieur aux années soixante-dix qui ont généralisé la contraception : personnage central, la mère a sept enfants. C’est une femme énergique, musclée par le travail, et belle. Réalité de l’économie maraîchère dont le rythme des productions, des opérations de conditionnement des légumes (va-et-vient obsédant des cagettes, des chargements, des transports urgents) asservit la main-d’œuvre. Main-d’œuvre familiale :  dès cinq ans, ici, on trime.

Réalité d’une société terrienne où le patriarcat est un état de fait toléré (...) Réalité où la bâtardise est consensuelle même si, comme le concubinage, elle humilie. Réalité aussi de l’inceste, accident de parcours qui indigne, mais qui n’est pas dénoncé : on fait avec. C’est douloureux à encaisser, mais la mère retourne sa colère contre elle et ses enfants plutôt que de déposer plainte.

Film naturaliste, donc ? Néo-réalisme, misérabilisme ? Penser à ces références, c’est les écarter, non pas qu’elles soient inadéquates, mais parce que le film relève d’une intimité existentielle avec son propos qui le rend singulier. Avec les ingrédients des réalismes les plus pesants, Sandrine Veysset a réalisé un film qui paraît ne pas en dépendre. Qui a de la légèreté et de la tendresse. Qui situe les enjeux en deçà de toute approche morale ou conventionnelle (...) Le film prend le contrepied de l’idéologie familiale contemporaine, soit parce qu’il fait l’éloge de ce qui passe pour condamnable, soit parce qu’il éclaire les méfaits de la famille, lieu d’exploitation et d’oppression (...) Sandrine Veysset associe d’une manière inextricable l’abus et l’amour, la rudesse du pouvoir imposé et l’ambiguïté des relations affectives (...) L’intensité du lien sexuel qui unit le couple parental est pourtant la clé du film. Lorsque le volet est tiré sur la chambre où, en amants, ils se rejoignent pour la sieste, on sait que là se joue ou se noue le mystère essentiel. Mystère de relations paradoxales qui font que maître et serviteur sont complices et également pris au piège de l’autre. Mystère de la symbiose entre les êtres et la nature.

La cinéaste filme avec le Iyrisme de Renoir la chaleur, la fraîcheur de l’eau, le vent : le ronflement du vent empoisonné sauve de la mort. La caméra participante (l’expression renvoie à la méthode de Flaherty) d’Hélène Louvart donne au film une puissance d’évocation (conte cruel, imaginaire tragique et aussitôt ébloui de l’enfance), une qualité d’émotion (c’est au premier degré qu’une chanson ridicule d’Adamo nous atteint) prodigieuses (...)

Toujours physique et à fleur de matière, Y’aura-t-il de la neige à Noël ? possède aussi la grâce des symboles. La richesse du tacite, de l’implicite, de l’opacité tentatrice. On aimerait comprendre (...) mais la pénétration écrase, détruit le territoire de l’enfance. Appliquer l’outil de la psychanalyse au film serait faire comme si la neige ne tombait pas à Noël. On ne badine pas avec les contes."