07 MAI 2020

Prolétaires de tous les temps...

Avec "Le temps des ouvriers", fresque virtuose et polyphonique en quatre épisodes, Stan Neumann déroule sur plus de trois siècles l’histoire ouvrière européenne pour en faire résonner la troublante actualité. Un tour de force aussi riche de questions que d’enseignements.

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Est-ce parce qu’elle est derrière nous que vous avez voulu retracer aujourd’hui l’histoire du monde ouvrier ?

 

Stan Neumann : La classe ouvrière a-t-elle disparu ? Tout le monde se pose la question, personne n’a la réponse. C’est en partie pour cela que j’ai eu le désir de découvrir ce que cette histoire pouvait nous apprendre et en quoi elle pouvait nous surprendre. Je voulais renouveler le regard convenu que l’on porte sur elle et retrouver ce qu’elle a de vivant, mais je ne m’attendais pas à y trouver des échos aussi forts de la réalité contemporaine. L’exploitation, en tout cas, n’a pas disparu ; sans doute est-ce la conscience collective que l’on en a qui a reculé, et par là, les moyens de la combattre. Statistiquement, en France, les ouvriers composent toujours un cinquième de la population active. Mais la nature du travail a changé. L’atomisation, l’individualisation ont détruit les anciennes solidarités, l’ancienne culture ouvrière ; du moins ses aspects les plus visibles, car elle continue d’irriguer souterrainement notre conception du “vivre-ensemble”.

Pourquoi était-il important de raconter le “temps des ouvriers” à la fois au passé et au présent ?

Stan Neumann : Pour “réveiller” le passé, j’ai choisi de le confronter à des témoignages et des situations actuels, comme autant de chocs temporels. Cela remet en cause l’apparente continuité de la narration historique pour souligner combien cette histoire fait sens dans notre présent. Par exemple, quel électeur d’aujourd’hui se souvient que la première revendication des ouvriers anglais à la fin du XVIIIe siècle a été le suffrage universel ? Par ailleurs, la question de savoir qui contrôle le temps, et qui le subit, est consubstantielle à la condition ouvrière, et cela aussi résonne de façon évidente pour chacun aujourd’hui. Pour autant, j’ai tout fait pour éviter de prendre le passé en otage d’un discours sur le présent. Chaque moment historique est unique.

Comment avez-vous abordé l’immensité de votre sujet ?

Stan Neumann : Parce que je m’aventurais sur un terrain déjà énormément travaillé, et par l’histoire, et par le cinéma, il fallait concilier ce double mouvement de découverte et de relecture. Je n’ai cessé de lutter contre les clichés, mais aussi contre la dimension nostalgique et mythique de cette histoire, sans pour autant l’évacuer. Pour cela, j’ai rencontré une dizaine d’historiennes et d’historiens à travers toute l’Europe, avec chacun leur sensibilité, leur approche singulière. J’ai aussi essayé de donner une grande place à des points de vue nouveaux comme l’histoire orale ou celle de la vie quotidienne. Mais bien sûr, j’ai pris en compte les repères incontournables : le luddisme anglais, les révolutions françaises de 1830 à la Commune, le Front populaire, l’autogestion ouvrière pendant la guerre d’Espagne, 1968... C’est la dimension épique qui porte cette longue histoire. Mais même là, on peut en parler autrement : en disant, par exemple, que pour Marx, convaincu de la supériorité du prolétariat allemand, l’échec de la Commune de Paris avait un côté positif car le centre de gravité du mouvement ouvrier européen allait se déplacer vers l’Allemagne. La vérité est toujours un peu plus complexe que les images d’Épinal. Lesquelles, bien sûr, deviennent à leur tour partie prenante de l’histoire, comme images agissantes.

C’est d’abord la dimension politique de cet héritage qui structure votre récit...

Stan Neumann : Oui, mais cette chronologie politique et événementielle dialogue en permanence avec la dimension culturelle, sociale, sociétale, à l’instar de la question de la littérature ouvrière, de la symbolique des vêtements, de la découverte de la fatigue physique... Cette histoire est indissociable de l’idée de révolution. De bout en bout, de génération en génération, la mémoire ouvrière se transmet le récit de l’insurrection, de 1789 à 1985, année de la dernière grande grève des mineurs britanniques, vaincus par Margaret Thatcher quatre ans après l’écrasement de Solidarnosc en Pologne. Toutes ces révolutions ont échoué. Pourtant, dans cette longue succession de défaites, l’énergie ne disparaît jamais. Il y a quelque chose d’indestructible dans ce que racontent cette histoire, toutes ces histoires. Ces valeurs que le monde ouvrier a portées et fait entendre – la solidarité, la justice sociale, l’exigence de traiter tout être humain comme tel... – me paraissent plus indispensables que jamais.

 

Propos recueillis par Irène Berelowitch