28 FÉVRIER 2011

Quand Claire Simon s'entretient avec Bruno Bontzolakis

Entre la réalisatrice de "800 km de différence – Romance" et "Ca c'est vraiment toi" (à voir également sur UniversCiné) et le réalisateur de "Familles, je vous hais", un dialogue intime et cinéphilique.

Claire Simon : On a l'impression que tu es plutôt du côté de la peinture des personnages comme pour en dégager leur tragédie, que du côté de la structure de l'histoire. Les gens sont toujours tragiques dans tes films. En même temps ce sont des personnages naturalistes...Bruno Bontzolakis : Lorsque j'écris, j'accorde en effet beaucoup d'importance aux personnages. Je rédige d'abord très rapidement, presque automatiquement les dialogues qui deviennent alors le squelette du film. Je ne pense à la structure que dans un deuxième temps. Ce que j'aime avant tout, c'est faire parler, faire vivre des personnages volés à la réalité, mettre en scène des souvenirs.

CS : La question du naturalisme, c'est le rapport à la vraisemblance. Est-ce que la vraisemblance des situations et des personnages est une question qui se pose pour toi ?BB : Jusqu'à maintenant, j'ai réalisé des films dans lesquels je raconte des histoires vécues, donc forcément vraisemblables. Les situations ne sont jamais inventées. Bien sûr, le tournage me détache de la réalité puisque les comédiens s'approprient le texte et les personnages. Pour les "diriger", je leur raconte les histoires qui m'ont servies à écrire le film. A partir de là, ils interprètent leurs rôles et le scénario n'est plus qu'une partition. Mais je pense qu'un comédien peut arriver à recréer un personnage réel...

CS : A propos du jeune homme qui joue le rôle de Thierry, tu m'as dit avoir mis très longtemps à le trouver. C'est donc que tu avais un rapport très précis à ce personnage-là.BB : En fait, j'ai cherché très longtemps, c'était pour un court métrage que j'ai tourné il y a trois ans, Des journées peu ordinaires. Pendant la préparation de Familles je vous hais, je l'ai revu, il était resté "intact", toujours aussi vrai, aussi instinctif. Pour le rôle de Thierry, je voulais un adolescent qui soit un peu proche de ce que j'étais à cet âge, et en même temps qui ne soit pas marqué par une époque.

CS : Ce qui est très remarquable quand tu le filmes, c'est qu'on a l'impression d'être extrêmement près de lui. Il a une aisance et une transparence rares. On a l'impression d'une intimité avec lui qu'on a rarement au cinéma. Mais c'est sans doute que tu l'as choisi, lui, parce qu'il te représente.BB : C'est drôle, car on n'a pas de liens très forts dans la vie, notre relation se limite toujours à la durée du tournage. Au moment du casting de "Des journées peu ordinaires", lorque je l'ai vu entrer dans la pièce, j'ai été sûr que c'était lui qui devait tenir le rôle principal. Et j'avais vu au moins deux cents garçons auparavant. Pourtant il n'avait jamais rien fait. Je crois que notre point commun c'est qu'il ne se sent pas du tout comédien, tout comme moi je ne me sens pas réalisateur. En fait, ce que nous faisons, tout le monde peut certainement le faire à partir du moment où il y a un désir fort, un besoin vital... Il est étudiant, il a joué par hasard dans deux films. Comme moi qui ai l'impression d'avoir de la chance de tourner, sans jamais savoir si ça va continuer !

CS : Familles je vous hais était un court métrage qui en fait pendant le tournage est devenu un long...BB : Je l'ai écrit sans me préoccuper de la durée. On l'a tourné en pensant que ça allait être un moyen métrage. Au premier montage on avait déjà une heure de film. Mais en fait je n'avais pas tout ce que je voulais. Le film était trop étouffé. Il manquait le départ de l'histoire d'amour des deux protagonistes et plein de choses sur le garçon, Thierry. J'avais l'impression qu'on ne le voyait pas assez. Je sentais le besoin de rétablir un équilibre entre les deux personnages principaux. On est reparti une semaine en tournage après avoir réécrit en partie en fonction du montage. C'est une formule très excitante, à condition naturellement d'avoir un producteur et une équipe prêts à suivre. Le film est donc devenu un long métrage un peu par hasard, hors du système de production classique.

CS : Dans Familles je vous hais, ce que j'ai trouvé très beau, c'est qu'on a l'impression que l'un comme l'autre des jeunes gens a un rapport extrêmement complexe et tragique avec ceux qui I'ont élevé. On a beau prendre conscience à 18 ou 20 ans qu'il faut partir et que la vie est à écrire en son propre nom, on ne peut pas se dédouaner d'où on vient. Ces deux personnages sont confrontés l'un à l'autre parce qu'ils viennent d'histoires différentes mais au fond leurs deux histoires ont en commun qu'ils sont issus de familles détruites. Il s'agit d'une destruction familiale totale.BB : La situation est tragique parce qu'ils ne peuvent pas dire : "voilà je recommence à zéro". Le père et la mère de Jessica sont loin d'être des modèles mais elle ne les renie pas, elle ne le peut pas. Parallèlement, Thierry se croit amoureux d'elle parce qu'il a envie de construire quelque chose, sans réfléchir, dans l'urgence, en réaction à sa famille déstructurée, à sa mère dépressive. En fait, il reproduit le schéma familial ; il s'accroche à cette fille comme sa mère s'accroche à lui, mais d'une manière excessive. L'un et l'autre ne peuvent échapper complètement à ceux qui les ont élevés, à leur éducation. C'est pour cela, je crois, qu'ils n'arrivent pas à s'aimer vraiment. Leur histoire repose sur un "malentendu".

CS : On a le sentiment que, petit à petit, pour Jessica une interrogation se pose : d'une part elle n'a pas totalement réussi à se défaire d'une famille dont le père a rejoint le FN pour faire face à une misère ou à un danger. D'autre part on a l'impression qu'elle met en échec les espoirs, les perspectives de Thierry, parce qu'il est dans une logique dépressive.BB : Oui, complètement. Je ne crois pas qu'elle envisage à un seul moment de rester avec lui, même si elle croit l'aimer. Il n'est probablement pas assez "confortable" pour Jessica. Et surtout sa grande interrogation est de savoir s'il est capable de supporter son ambition à elle. C'est comme si Jessica pressentait que la "position" dépressive de Thierry est quand même extrêmement destructrice et que d'une certaine façon, la réaction incarnée par le FN, via son père, est malgré tout non pas du côté de la dépression, mais plutôt du côté de la réaction et donc de la vie.

CS : C'est en effet très complexe ! Dans ton film, j'ai le sentiment que l'idée du FN, du fascisme, est présentée comme une réaction à une dévastation qui n'est pas que sociale, mais aussi et surtout familiale.BB : Oui, c'est comme si le père de Jessica avait besoin de s'assurer une identité à travers ce ''fascisme ordinaire".

CS : Le point commun entre Familles je vous hais et Des journées peu ordinaires, c'est un père monstrueux. Ici, le père de la jeune fille est un militant FN. Comment expliques-tu que certaines personnes trouvent scandaleuse la manière que tu as de montrer une famille victime de l'extrême-droite ?BB : En fait, les gens qui sont gênés par cet aspect du film ne s'expriment pas, ils le rejettent, point. Dans Familles je vous hais, ce qui peut déranger, c'est ce père qui reste malgré tout humain, on voit qu'il y a réellement de l'amour entre lui et sa fille. Il s'agit, comme nous le disions tout à l'heure, de ses interrogations à elfe, des questions qu'elle se pose sur sa famille et sur sa relation avec Thierry. Et puis c'est un sujet rarement abordé au cinéma. Comme si filmer le "fascisme ordinaire" revenait à transgresser un tabou. Pour trop de gens, le FN se limite à un "oeil de verre" et à quelques électeurs racistes et aigris, à ce que les médias proposent. Maintenant, le FN est partout, infiltré dans toutes les couches sociales. Le personnage du père est un immigré de la deuxième génération, petit bourgeois qui, comme la majorité des électeurs FN, ne rejette pas uniquement l'étranger", mais aussi et surtout le "pauvre". C'est devenu très compliqué. Tout est dans le paraître, dans l'"avoir". Le plus important pour eux c'est de posséder, sinon ils sont frustrés. Ils se forgent ainsi une identité. Maintenant, si certains veulent voir une quelconque ambiguïté dans le film, ça les regarde.

CS : Il me semble alors qu'il y a une incompréhension de la part de certains spectateurs sur le fait qu'on ose peindre ainsi une famille FN. Je trouve que Familles est extrêmement beau parce qu'il raconte, non pas l'histoire de la famille de Jessica, mais celle de deux jeunes gens et leur rapport à leur famille.