28 FÉVRIER 2011

Retrouver la sauvagerie d'une enfance et d'une cinéphilie

Son deuxième long-métrage puise dans l'énergie blessée et révoltée de son adolescence et de celle de ses amis, mêlée à des désirs de cinéma très fort. Exprimer la violence, et la force des images.

Qu'avez-vous fait durant les cinq années qui séparent la sortie du Gone du Chaâba de celle des Diables ?Christophe Ruggia : J'ai accompagné le Gone dans les salles, en France (plus de soixante-dix villes) et à l'étranger (une quinzaine de pays). J'ai fait des dizaines de débats, un vrai travail de militant ! Ça m'a pris un an et demi. J'ai profité aussi de cette pério­de pour voir un maximum de films, pour réfléchir, remettre en question mon tra­vail, retrouver l'envie, le désir... L'histoire des Diables, ça fait dix-huit ans que je l'ai en tête. C'est la première histoire que j'ai voulu raconter. J'ai essayé de l'é­crire trois ou quatre fois sans y parvenir. Quand je m'y suis remis, après Le Gone, je savais que ce serait long et difficile. Et pour ça j'ai été servi ! Rien que l'écriture m'a pris trois ans. La première année, j'ai travaillé avec Olivier Lorelle (scénariste ayant travaillé avec Rachid Bouchareb, Bourlem Guerdjou ... ), mais mon rapport à l'écriture est trop viscéral, alors j'ai continué tout seul. Olivier a lu les différentes versions et, comme on dit, il m'a aidé à accoucher...

Où le sujet des Diables puisait-il sa source ?Tout est parti d'éléments de mon histoire et de celle de deux de mes meilleurs amis. Lorsque je suis arrivé à Paris, à dix-huit ans, j'ai vécu dans un foyer de jeunes tra­vailleurs, la plupart des mecs sortaient de la DASS, chacun avait un vécu très fort. J'ai eu envie de raconter la violence de cette enfance, une violence qui n'est pas sociale, mais liée à un parcours individuel. Même si je suis parti dans la fiction pure, beaucoup d'éléments person­nels se sont greffés. Moi, j'ai perdu mon père quand j'avais six ans et demi, en Algérie, ma famille a beaucoup bougé, je n'ai jamais eu de véritables racines...

D'où cette maison à laquelle rêvent Joseph et Chloé, qui est à la fois partout et nulle part.Oui, c'est une sorte de rêve que tu poursuis, avoir un endroit qui soit chez toi, alors qu'au fond tu sais que c'est déjà trop tard, que tout s'est joué dans les qua­tre-cinq premières années et que ce rêve, tu ne l'atteindras jamais. Avec ma soeur, quia travaillé avec moi sur le film, on a débarqué dans le sud de la France, à Salon-de-Provence, quand j'avais 8 ans. C'est là que j'ai passé toute mon ado­lescence avant de monter à Paris.

Les Diables, c'est aussi le sujet d'un film de Ken Russell, qui trai­te de la possession. C'est un peu la première image, déchirante et violente, qu'on a de Chloé dans le film...On peut le voir comme ça, notamment lorsqu'elle construit la mosaïque repré­sentant la maison, mais il ne s'agit pas d'une référence directe à ce film. Plus prosaïquement, je tenais à ce titre, parce qu'il correspond au regard des adultes sur ces gamins. Et ça ne date pas d'aujourd'hui, c'était le même sentiment lorsque j'étais adolescent. Ce qui me met en colère dans la plupart des discours sur «la violence des jeunes» c'est justement cette globalisation : «les délin­quants», "les diables", "les sauvageons"... On ne s'intéresse pas au parcours individuel de chacun de ces enfants, on les noie dans des groupes ou des sous-groupes socioculturels : «les jeunes des cités», «les immigrés», «les jeunes-dont-­les-parents-sont-au-chômage»... Il ne s'agit pas d'excuser un comportement de violence, mais de comprendre ce qui peut, dans l'histoire personnelle, conduire tel gamin à péter les plombs. Mon adolescence a été, disons, agitée et je connais ce processus de violence, de révolte extrême souvent chargée de romantisme. J'ai essayé, en écrivant cette histoire, de revivre cette période, d'imaginer jusqu'où aurait pu aller l'adolescent que j'étais si son histoire avait été légèrement différente et plus dure que la mienne. Je me suis servi de souvenirs, fantasmés ou non, les miens et ceux de mes amis, puis j'ai laissé faire la fiction.

Pourquoi avoir choisi d'enfermer le personnage de Chloé dans cette maladie qui l'isole des autres, y compris de son frère ?L'autisme est arrivé en cours de route, lorsque la femme de mon scénariste m'a passé le bouquin de Dona Williams "Nobody nowhere", l'autisme vu de l'intérieur. Il y avait tellement de résonance» avec l'histoire que j'écrivais que j'ai lu tout ce que j'ai pu trouver sur le sujet... J'ai d'abord rencontré des psychiatres, puis des autistes, j'ai passé un peu de temps avec eux et Chloé, petit à petit, s'est cons­truite, avec son refus du contact physique, son regard périphérique, ses obses­sions, sa démarche volontariste autant qu'automatique... Mon court-métrage, L'enfance égarée, était déjà très proche des Diables, il s'agissait de l'erran­ce d'un frère et d'une sœur. Celle-ci ne parlait pas, sauf à l'oreille de son frère. La vie les avait coupés du monde, mais ils pouvaient encore communiquer entre eux. En devenant autiste, dans Les Diables, Chloé s'est retrouvée enfermée dans un monde distinct de celui de Joseph. Pour ce dernier, la solitude est deve­nue alors totale, inhumaine et c'est ce qui le rend fou.Chloé, elle, est protégée par sa névrose. Au début du film, le spectateur ne peut s'identifier qu'à Joseph, parce qu'il représente la "normalité", mais finalement c'est Chloé qui va s'ouvrir à la vie. Le spectateur se retrouve piégé, parce qu'il s'est identifié à Joseph, il est donc poussé à assumer, à partager les actes extrê­mes du gamin.

Comment expliquer-vous que l'enfance soit au cœur de vos pré­occupations, qu'il s'agisse de votre premier court, du documen­taire que vous avez produit sur les enfants victimes de la guerre au Liban, du Gone du Chaâba, et aujourd'hui des Diables ?Je pense que j'ai encore des choses à régler avec mon enfance/adolescence. Je cherche probablement encore les réponses aux questions que je me posais à l'époque... Cette période de 8 à 18 ans a été fondamentale, parce que tous les choix que j'ai faits dans ma vie, ma vision du monde, viennent de là.

L'un des subtils paradoxes du film, c'est le décalage entre la vision primaire d'enfants délinquants, "irresponsables", et la réali­té de leur quotidien, où ils doivent se prendre en charge, assumer seuls la conduite de leur existence...C'est la réalité de ces enfants qui n'en sont plus vraiment. Ils courent dans tous les sens comme des papillons affolés, écrasés sous le poids des responsabili­tés. Alors ils se focalisent souvent sur un seul objectif : faire du fric, soit en inté­grant le système, soit en essayant de le «niquer», ce qui revient finalement au même... les effets sont multiples, mais je voulais encore une fois m'inscrire dans le politique, c'est à dire l'individu, et non pas dans le social. C'est pourquoi la violence sociale, telle qu'on l'entend au sens large, que représente Karim et sa bande de potes, je l'ai délibérément gardée «en bordure», à la périphérie de l'histoire de Joseph. Contrairement à Karim, Joseph ne peut pas revenir en arriè­re, réintégrer le système.

L'autre parti-pris du film est de se situer quelque part entre le réalisme et l'onirisme. Etait-ce une volonté clairement définie au départ ?Le Gone était, comment dire... intrinsèquement néoréaliste. Du coup, j'ai eu des manques, des frustrations de cinéaste. Avec Les Diables, j'ai voulu recou­vrer une liberté, une sauvagerie du cinéma qui était à la base de ma cinéphilie : la Grande Parade de Vidor, L' Aurore, La nuit du Chasseur... Le scénario des Diables, je l'ai écrit uniquement par rapport à ces envies, d'où ces longues plages sans dialogue, le fait de privilégier les corps en mouvement, l'énergie de l'enfance.

L'autisme, au moins dans la manière de l'incarner, se rapproche d'ailleurs de l'expressionnisme...Totalement. Chloé, c'est une parabole du cinéma : un personnage muet qui se transforme... Elle est toujours en mouvement, elle vient constamment déchirer le cadre comme un électron libre jeté dans l'image. C'est une énergie qu'on ne peut pas enfermer, c'est aussi ça le cinéma, cette liberté qu'on retrouve dans les films d'Howard Hawks ou de Samuel Fuller. C'est pour cette raison que j'avais envie de filmer en CinémaScope. J'ai aussi repris, à ma hauteur, la structure de L'Aurore de Murnau, en commençant par montrer la nature pour finir dans l'urbanité, avec ce rêve d'en sortir même si, dans Les Diables, cela se révèle impossible...

Justement, vous exploitez la contradiction entre le décor, Marseille, ville ouverte sur la mer, et le labyrinthe dans lequel Joseph et Chloé se retrouvent piégés.C'est vrai, ils pourraient y tourner toute leur vie sans jamais en sortir, parce que c'est leur destin de finir là. Je savais que je tournerais à Marseille, j'ai toujours eu envie de filmer cette ville. En même temps, je voulais recréer une ville imagi­naire, en intégrant des extérieurs de Lyon, comme la prison qui donne sur les voies TGV de la gare de Perrache et certaines rues, l'hôpital psychiatrique qui lui, était dans la Drôme provençale...

Pour Le Gone du Chaâba, vous aviez auditionné près de deux mille enfants pendant six mois. Est-ce que ce travail en amont fut aussi intense sur Les Diables?En fait, Adèle, on l'a trouvée rapidement, au début du casting : coup de bol ! Elle avait 11 ans, suivait un cours de théâtre à Montreuil et elle est venue accom­pagner son frère. C'est une fille extrêmement brillante, à la sensibilité à fleur de peau, une actrice née, en tout cas c'est ce que je pense. On s'est jaugé du coin de l'oeil pendant quelque temps, et puis on s'est mis au travail. Ma soeur, Véronique, qui m'a assisté sur le film, m'a apporté sa connaissance du théâtre et un regard féminin dont j'avais absolument besoin. On a aidé Adèle à déve­lopper sa confiance en elle, envers les autres, son écoute, sa concentration, sa façon de bouger, de marcher... Petit à petit je l'ai nourrie de ce que je ressen­tais de l'autisme, de la vision très précise que je m'étais faite du personnage de Chloé, et Adèle s'est investie dans son rôle d'une façon sidérante.

Et Joseph ?Vincent faisait du roller sous le métro aérien à Stalingrad, ma directrice de cas­ting passait en voiture et l'a chopé (rires). J'ai pu travailler avec Adèle pendant six mois avant le tournage, quatre avec Vincent. Ils sont très différents tous les deux. Vincent est resté extérieur pendant très longtemps, il a résisté, résisté... Il avait peur parce qu'il savait que pour interpréter le rôle de Joseph, il devrait aller chercher au fond de lui des choses qu'il n'avait pas spécialement envie de trouver ou de découvrir. C'est un gamin dont je me suis senti tout de suite très proche, peut-être parce qu'il a perdu son père au même âge que moi... Il a un côté super vivant, il en a pris plein la gueule, mais ça l'a construit; il a transfor­mé les malheurs de sa vie en force d'existence. Et puis, il y a eu un déclic, enfin ! Un jour, où il faisait une improvisation sur la folie, il s'est lâché et c'était magni­fique. Il est revenu vers moi un peu sonné, mais fier comme un coq. Il avait vain­cu sa peur. C'est ce courage que j'admire le plus chez lui.

Comment est-ce que la combinaison de leurs deux personnali­tés, qui est la pierre angulaire du film, s'est opérée ?En fait, Adèle était d'un abord farouche et je redoutais un peu la rencontre, mais à l'instant même où ils se sont vus, ils se sont adorés. Ils ne se connaissaient pas depuis trois secondes qu'ils cavalaient déjà dans tous les sens en rigolant comme des fous. On a vraiment passé des super moments ensemble. Ils se sont défoncés sans compter pour le film et ils ont eu un vrai courage, notamment par rapport à la nudité, alors qu'ils étaient à cet âge compliqué où chacun pousse et découvre sa sexualité.

Ces moments d'éveil à la sexualité de pré-adolescents, on les a rarement vus explicités au cinéma. De quelle manière est-ce qu'on les filme, et surtout comment les explique-t-on à ses comé­diens ?J'ai alterné leur préparation à ces scènes, séparément puis ensemble, pour les amener à une gestuelle décomplexée du corps. C'est le temps qui a permis cela et le lien qui nous unissait. J'ai filmé toutes nos séances de travail en numérique, je leur parlais pendant ce temps, je les poussais jusqu'au moment où ce n'était plus Adèle et Vincent que j'avais devant moi, mais Joseph et Chloé. Et c'est exactement comme ça que j'ai travaillé sur le plateau. J'ai fait installer la camé­ra avec un travelling latéral par rapport au corps des gamins, je suis resté seul avec eux un moment puis j'ai fait revenir les six personnes dont j'avais besoin. Eric Guichard s'est glissé derrière la caméra (merci Eric...), Florent derrière le travelling (merci Florent) et moi à quelques centimètres des enfants. On a tour­né une bobine... puis une autre... Comme si c'était de la vidéo (merci mon pro­ducteur). On était à la fin du tournage, le lien qui s'était noué entre eux, avec eux depuis neuf mois, était suffisamment fort pour transcender les problèmes d'ap­proche liés au charme et à la séduction.On s'est finalement beaucoup marré, mais c'était aussi émouvant, parce qu'on sent lors de cette scène qu'ils jouent, qu'ils s'adorent, ils ont cette douceur des gestes, mais aussi ce trouble naturel. Je ne leur avais pas facilité la tâche, puis­qu'on a filmé la scène en extérieurs. Je me souviens de Vincent me disant "Tu te fous de ma gueule, t'aurais quand même pu trouver un endroit plus tranquille"...

Revenons sur une autre scène, celle où Joseph retrouve sa mère. Leur rencon­tre est à la fois pudique et bouleversan­te, alors que sur le papier, on imagine qu'elle peut vite basculer dans le piège du mélo. Est-ce que c'était pour vous le type de scène casse-gueule par excel­lence ?Je n'ai pas peur de l'émotion. c'est ce que j'aime depuis toujours dans le ciné- ma Ceci étant dit c'était une scène très difficile à écrire, parce que je ne voulais pas juger le personnage de la mère, ni aucun des autres adultes d'ailleurs. J'ai décidé de jouer sur le ballet des corps, avec Chloé qui agit comme un élément perturbateur, un contrepoint à ce qui se passe entre Joseph et sa mère. Ensuite il y a le mouvement des corps de Joseph et de sa mère : lui qui avance, elle qui recule, elle qui avance, lui qui recule, c'est une scène qui ne s'arrête que dans la fuite. Je l'ai traitée comme un mouvement circulaire dans la pièce qui conduit de l'entrée à la sortie en passant par les retrouvailles. Je voulais, avant tout, évi­ter de figer ces retrouvailles, contrairement aux scènes du psy, ou soudain Joseph est piégé par ce type qui a des connaissances sur Chloé que lui seul pensait détenir.

Il y a aussi cette scène magnifique de sensualité, où Chloé effleu­re tous les passants, comme un nourrisson qui s'éveille pour la première fois au toucher. Est-ce que c'est une scène qu'on redou­te, d'un point de vue technique notamment ?Ça n'a pas été facile, c'est sûr, mais c'était magique de se retrouver dans la plus grande rue piétonne de Marseille, avec quatre-vingt figurants et des centaines de passants. Au départ, on a bloqué toute la rue, mais c'est vite devenu trop embouteillé pour que je puisse filmer quoi que ce soit, alors on a ouvert les van­nes... On a tourné comme ça, mi-calculé, mi-sauvage et c'est ce que j'aime dans ce moment. Il faisait beau, les gens étaient sympas, pas agressifs pour un sou. C'est le genre de scène que tu redoutes, mais qui finalement se déroule sans problème majeur. Tu galères plus souvent sur celles qui paraissent les plus simples.

Les Diables alternent des plages de silence, d'attente, et des éclairs de violence, des gestes, des sentiments poussés à leur paroxysme. Est-ce qu'il y a derrière cette structure accidentée la démarche volontaire de bousculer le public ?Sûrement, oui... Bousculer les idées reçues, proposer une vision différente des visions qui dominent, interroger la société dans laquelle on vit, etc... J'ai passé cinq ans de ma vie sur Les Diables, donc forcément le public détermine mon exis­tence, tout comme celui du Gone m'a permis de pouvoir monter Les Diables.

Justement, est-ce que cela influence votre mise en scène ?Non. Sincèrement je ne le pense pas. C'est quelque chose de beaucoup trop intime pour être calculé. Mon regard évolue évidemment, tous les jours, c'est normal, je suis vivant ! Ce qui influence surtout ma mise en scène c'est les films des autres. Par exemple, le travail qu'a fait Lynch sur les couleurs d'Une Histoire Vraie m'a littéralement sidéré. Forcément, en rentrant chez moi je me suis posé trois milliards de questions ! Je pense aussi aux travellings de Goodbye South Goodbye d'Hou Hsiao-Hsien, à la solitude des personnages de Tsai Ming-liang, ou à la perfection graphique des plans de Kiarostami. Je me nourris du cinéma et de ma propre expérience. J'apprends, petit à petit, à fabri­quer des films. Cet apprentissage durera, je l'espère, jusqu'à la fin de ma vie. Et tant pis si souvent, après avoir vu un beau film, je me dis qu'il me faudrait plu­sieurs vies pour atteindre à un tel résultat... Je déprime pendant deux jours et puis je me remets au travail... Le désir est trop fort.