28 FÉVRIER 2011

"Samy Szlingerbaum est le porte-parole d'une génération, celle née après la guerre, et qui ne parvient pas à comprendre"

"Bruxelles-Transit est un des rares films en yiddish", explique dans ce texte A. Nysenholc, chargé de cours à l'Institut d'études du judaïsme, à Bruxelles. "Profondément désolé de ne pouvoir filmer l'existence d'avant. Aveugle au passé sans images, au temps abstrait qui a tout effacé, Samy devient au moins le sauveur du chant d'antan, le langage de Shalom Aleichem, cette "mélodie de mon enfance", et qui est pour lui, le "souvenir d'une émotion", le "dernier refuge intimiste". "

Avec son film, Samy Szlingerbaum est le porte-parole d'une génération, celle née après la guerre, et qui ne parvient pas à comprendre ce qui s'est passé, dépassée par l'horreur imprescriptible. Car l'ombre portée sur tout le film est la chose noire et immonde, la Shoah, par quoi advint l'exode des survivants, l'errance à travers l'Europe dévastée des parents, l'exil où "le provisoire durera la vie entière". Dés le début du film se dit l'égarement, de ville en ville, du couple et de leur enfant, contraints de vivre de rien, de l'air du temps, convolant aussi légers que les jeunes mariés qu'aurait esquissés au fusain, un Chagall, par dessus Lodz, Varsovie, Prague, ou Paris. Une tante, Bronia, habitait Bruxelles, terre promise...

Dans son scénario, Samy Szlingerbaum raconte son retour à Kasimierz, où sa famille était implantée depuis peut-être des siècles. Mais il n'a pas tourné là bas; impossible de filmer ce qui n'est plus. Sans cette séquence, prévue, il dit radicalement la coupure irréversible avec le passé. La guerre, avait-il écrit, "le non-discours d'une non vie". Son film est une expression par excellence de la diaspora. Et même, selon Image et Son, un des plus authentiques témoignages sur l'immigration qu'il nous a été donné de voir sur un écran de cinéma. Bruxelles, lieu de passage, non-lieu, dit-on, où pourtant cela a eu lieu.

Le film se construit sur le récit oral de la mère, qui a des dons de conteur populaire; l'image illustre les paroles, le son est premier. Samy Szlingerbaum a réalisé une synthèse fort originale entre documentaire et fiction, une sorte de vérisme poétique. On entend la voix off qui se raconte au passé, et on voit la ville au présent: les différents lieux des déménagements successifs (mini exils), près de la gare, de nos jours. D'un côté, un monde révolu qui vit dans la mémoire et qui n'est plus que mots: d'autre part, une réalité prosaïque, celle des abords actuels du Midi, qui perpétue le souvenir de l'exil, mais sans le savoir. Cette surimpression audiovisuelle, en contrepoint, en contretemps, crée un décalage, un malaise. La certitude qu'on ne revient pas en arrière, que le flash back est un leurre: d'où on n'en use pas; guère de reconstitutions. Au contraire: on filme une maison délabrée, en démolition, métaphore de l'Europe en ruines de naguère, et de l'existence ravagée; vies saccagées. Mais en subsiste encore un vestige, à la valeur inestimable, la langue parlée, le langage de la mère, matière originelle, le yiddish, "miraculé de la guerre".

Bruxelles Transit est un des rares films en yiddish, dont la veine néanmoins renait de nos jours; en quoi Samy Szlingerbaum serait un pionnier. Profondément désolé de ne pouvoir filmer l'existence d'avant. Aveugle au passé sans images, au temps abstrait qui a tout effacé, Samy devient au moins le sauveur du chant d'antan, le langage de Shalom Aleichem, cette "mélodie de mon enfance", et qui est pour lui, le "souvenir d'une émotion", le dernier refuge intimiste". Par les phrases maternelles, revit tout un monde, toute une culture, qui se meurt dans ses derniers représentants; et Samy, ethnographe de sa famille, enregistre sa mère d'urgence. Il a sauvé une partie du passé, à temps, avant qu'il ne perde lui-même son avenir. Il a retrouvé à temps la berceuse de son enfance, la psalmodie lancinante de la mère, qui tisse la trame sonore de tout le film. Porté par la voix, il a tourné avec une grande ferveur intérieure. A la fin, il filme en tremblant dans le dédale de la maison où il a grandi, sorte d'inventaire éperdu à la Perec.

A. NysenholcChargé de cours à l'Institut d'études du judaïsme, à Bruxelles